Une certaine effervescence se fait sentir autour de la machine. Equipés de blouse blanche, charlotte et masque, une dizaine de salariés s’activent, réapprovisionnent l’engin, vérifient les réglages et contrôlent la cadence. La « Ruff » trône au milieu de l’espace de production de La Fabrique du Sud. Cette machine de mise en pots automatique paraît étrangement petite dans ce colossal entrepôt de 5 000 mètres carrés aux trois quarts vide, depuis le départ des glaces Pilpa du site de Carcassonne, dans l’Aude. « Quand le premier pot est sorti de la Ruff, ça nous a fait bizarre, confie Stéphane Maynadier, responsable de la pasteurisation à La Fabrique du Sud. On est entrés dans une nouvelle ère, ce démarrage a été fort. »

Pourtant, le lancement des crèmes glacées La Belle Aude a commencé deux ans plus tôt, lors de la création de la société coopérative et participative (SCOP) La Fabrique du Sud, en avril 2014. Mais elle a effectivement pris une autre dimension pour l’équipe, avec la mise en route, fin février, de la « Ruff ». Utilisée tous les jours du temps des glaces Pilpa, la machine ne pouvait redémarrer qu’en atteignant un certain seuil de production. C’est chose faite.

« Même s’il y a une hiérarchie, on est tous issus du même moule, on peut se parler. Comme c’est notre entreprise, on s’implique encore plus »
Véronique Ancin service ressources humaines à La Fabrique du Sud

L’entreprise approche, depuis mars, des 6 000 pots de crème glacée à la journée. La gamme est principalement distribuée dans la région, mais aussi en Ile-de-France, dans des enseignes comme Carrefour, Intermarché ou Auchan. C’est une victoire pour l’équipe, qui s’est donné trois ans pour permettre à la société d’être rentable. Pas question de remplacer le personnel par cette machine : en deux ans, le nombre de salariés est passé de 19 à 23. La Fabrique du Sud s’est développée selon les objectifs fixés lors du lancement de la SCOP et a atteint, fin 2015, un chiffre d’affaires de 1,5 million d’euros.

« On a vécu une injustice sociale »

Avant d’en arriver là, les salariés sont passés par près d’un an de lutte avec leur employeur de l’époque, R&R Ice Cream. A l’origine, ils étaient employés par la coopérative de produits laitiers 3A, une institution dans la région, qui fabriquait les glaces Pilpa depuis une quarantaine d’années. En septembre 2011, 3A passait la main – et ses actifs – pour 27 millions d’euros à R&R, un groupe installé au Royaume-Uni et en Europe. En juillet 2012, ce dernier annonçait aux 124 salariés sa volonté de rapatrier la production des glaces sur deux autres sites et de fermer celui de Carcassonne.

« On a pris un gros coup de massue, se rappelle Christophe Barbier, président et responsable du développement de la SCOP. Pour nous, il n’était pas pensable de fermer une entreprise rentable. On a vécu une injustice sociale. »

D’autant que l’Aude connaît déjà de grandes difficultés. Le département affiche l’un des taux de chômage les plus élevés de France (13,8 % au 4trimestre 2015, pour une moyenne nationale de 10,3 %). Dans ce contexte déjà fragilisé, les salariés ont reçu un large soutien des élus et des citoyens, dès le début de la mobilisation. A partir de l’annonce de cessation en juillet 2012, et pendant toute la durée des négociations, les salariés ont décidé de continuer à travailler.

« Notre ligne de conduite a été de dire : “Si vous voulez partir pour une stratégie financière, vous partez, mais nous, on reste. On garde notre outil de travail et on n’a pas besoin de vous pour continuer”, explique M. Barbier. Evidemment, ils n’étaient pas d’accord. »

« On préférera perdre des marchés que perdre de la qualité »

C’est au cours de ces quelques mois que l’idée de reprendre la production des crèmes glacées sous forme de SCOP a émergé au sein des salariés. « On avait des doutes au sujet de l’entreprise, mais vu le contexte de l’emploi dans la région, il fallait le tenter », se rappelle M. Maynadier. Aidés de Me Amine Ghenim, l’avocat qui a également défendu les ex-Fralib, les salariés ont réussi à contrer le plan de sauvegarde de l’emploi de R&R devant le tribunal d’instance et à imposer leur volonté de reprendre la production des crèmes glacées sous forme de SCOP. Le groupe international a accepté, à condition que la nouvelle entité ne les concurrence pas et qu’elle produise de la crème artisanale.

« C’est ce qui nous a donné l’idée de nous lancer dans la production d’un produit plus qualitatif, avec des ingrédients naturels et si possible de la région », raconte M. Barbier.

Les salariés se sont naturellement engagés à se fournir principalement auprès de producteurs locaux. Pour certains fruits, comme la pêche, l’abricot et la poire, la SCOP s’approvisionne chez un producteur du Lot. Pour les ingrédients qui ne se cultivent pas en France, comme le cacao, ils achètent le chocolat à une entreprise de Perpignan, qui s’occupe de le transformer. « On a trouvé une bonne alternative et une fierté de mettre en place un produit 100 % local », revendique M. Barbier.

Pour accompagner le lancement de leur produit, l’équipe a cherché à innover, en proposant un produit haut de gamme dans un emballage en carton écoresponsable. Pour se différencier sur un marché déjà très concurrencé, la SCOP a choisi de privilégier le goût.

« Même si vous apportez un parfum plus particulier, comme le noix-figue qu’on a proposé, le plus vendu sera toujours la vanille. Alors, notre vanille, c’est une vanille exceptionnelle, assure fièrement M. Barbier. On a apporté une plus-value à chaque parfum. On préférera perdre des marchés que perdre de la qualité. »

450 000 euros au démarrage

Au moment de signer le compromis avec R&R, une trentaine de salariés sur les 124 étaient intéressés par le projet, certains ayant déjà retrouvé du travail. Entre les départs en préretraite, les sceptiques et les découragés, ils n’étaient plus que 19 au moment de la création. Avec l’équivalent de 1 million d’euros en matériel et en formation reçu de R&R, l’aventure a pu commencer. Chaque sociétaire a participé au capital à hauteur de 5 000 euros pour permettre à l’entreprise d’avoir des fonds propres et pouvoir ainsi négocier de futurs prêts auprès des banques. En avril 2014, l’entreprise a démarré avec 450 000 euros.

Issus, pour la plupart, de la production, les salariés ont privilégié la polyvalence au sein de leur nouvelle structure. Amenés à prendre plusieurs casquettes, certains se sont formés à des postes parfois très éloignés de leur secteur d’origine, comme Maïté Tixier, passée de chef de ligne à comptable.

« Au début, j’étais prévue à la qualité, puis au commercial. Finalement, à la veille du démarrage, la personne qui devait être à la comptabilité s’est désistée et j’ai pris ce poste. Le marché du travail est difficile, reconnaît-elle. Alors, à 50 ans, je n’ai pas hésité à me lancer dans le projet. »

Les commerciaux ont également découvert le métier avec le démarrage de la SCOP. Et pour M. Barbier, cette polyvalence est un atout :

« Comme on est des gens issus de la production, on a totalement la connaissance de la fabrication, c’est plus enrichissant pour l’acheteur, qui se dit : “Ils connaissent la glace, ce ne sont pas des charlots.” On maîtrise tout de A à Z, et ça, c’est aussi une force. »

Tous devenus décideurs, les salariés, actionnaires de leur société, s’accordent à dire que la SCOP est une entreprise comme les autres, avec ses qualités et ses défauts. « Avec la SCOP, il y a des tensions, comme partout, sourit Mathieu Sala, responsable de la logistique. Dans une famille, il y a toujours des tensions. » Ici, la transparence et la communication sont primordiales. Du choix des parfums aux évolutions de salaires, les décisions sont prises ensemble. Tous les mois, le chiffre d’affaires est également transmis à l’équipe et affiché dans une des salles de stockage du matériel.

« Même s’il y a une hiérarchie, on est tous issus du même moule, on peut se parler, commente Véronique Ancin, aux relations humaines. Si on a des choses à dire, on peut les dire. Comme c’est notre entreprise, on s’implique encore plus. »

En passant de R&R à La Fabrique du Sud, les coopérateurs ont dû revoir à la baisse leur rémunération. Ce sujet a été débattu dès la création de la SCOP et continue de ne pas satisfaire la majorité des salariés. « Trop de salaires pouvaient monter jusqu’à 2 000 euros et ça risquait de nous imposer des charges fixes importantes, explique M. Barbier. On a voté à la majorité de faire 3 tranches : 1 300, 1 400, 1 500 euros et le cadre à 1 900 euros net. » Depuis, certains postes ont été augmentés pour valoriser les efforts effectués depuis deux ans. Une augmentation de salaire pour tous les employés a également été votée lors de la dernière assemblée générale.

« Avec la SCOP, ce n’est pas la même implication. Tout le monde a pris conscience que l’entreprise nous appartient. On doit la faire vivre, confie M. Maynadier. On a perdu un peu en salaire, mais on n’a plus un chef sur le dos. »