Par Nathalie Zajde, psychologue

« Allons-nous finir nos jours comme nous les avons commencés ? » c’est par cette question d’un participant que s’ouvrait au Mémorial de la Shoah à Paris le 22 février 2015, au lendemain des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper cacher, la réunion du groupe de parole des anciens enfants juifs cachés pendant la Shoah. Ils étaient environ soixante-dix. Nés entre 1925 et 1944. D’anciens bébés, enfants, adolescents cachés. Tous au parcours singulier à l’image des 60 000 enfants juifs de France ayant survécu à la mort systématique voulue par leurs bourreaux.

Jean avait 2 ans quand il a quitté Paris en octobre 1942 avec ses parents et sa sœur Rachel, âgée de 9 ans et son frère de 4 ans. Au moment de traverser la ligne de démarcation, le passeur les a donnés. Les adultes ont été embarqués. Jean, son frère et sa sœur ont été confiés à des paysans qui les ont pris en charge. Rachel a servi de mère à ses petits frères. Leurs parents, internés à Drancy, déportés à Auschwitz, ne sont pas rentrés. « Je sais depuis toujours qu’on doit faire attention, mais là, voir qu’on tue des Juifs, comme ça, délibérément, en plein jour, en plein Paris, en 2015, ça m’a fait un choc. C’est pour ça que je suis venu à cette réunion, pour voir ce qu’on va faire. »

Dans les familles juives d’Europe, au lendemain de la guerre, il y a plus de morts que de vivants. Mais les enfants cachés ont généralement réussi leur vie. Ils ont fondé une famille, souvent sans avoir de parents, ou encore avec des parents survivants, malades. Ils ont assumé leur existence sans aide psychologique, sans rien demander. Aujourd’hui, ils se réunissent pour comprendre et s’épauler. « À quoi a servi que je témoigne dans les écoles pendant toutes ces années ? Si ça se trouve, j’ai parlé devant Coulibaly, devant les Kouachi. J’ai raconté comment les gendarmes sont venus m’arrêter, comment une femme a réussi à me faire sortir du camp en prétextant que j’étais malade, comment une famille du Tarn m’a cachée ; mais regardez ! à quoi ça sert ? Ça me déprime ! » confie Suzanne, qui a miraculeusement survécu.

Recommencement

Pendant les événements de janvier 2015, ils ont entendu à nouveau les bottes des Allemands entrer dans Paris. Et là, c’était comme si tout recommençait. À part quelques-uns qui n’osent plus sortir de chez eux, qui sont pris de panique devant les soldats et gendarmes protégeant les édifices, ils n’ont pas peur. Mais ils sont inquiets. Ils se demandent quel monde ils vont laisser à leurs petits-enfants.

Les anciens enfants cachés se retournent sur leur passé, leurs trajectoires, leurs choix de vie, leurs options politiques et ils se remettent en cause. Ils s’interrogent sur l’utilité de leur vie de militants, car beaucoup se sont impliqués dans des collectifs citoyens et partisans. Une majorité dans des partis de gauche. En toute logique, puisque c’était les organisations communistes qui les avaient pris en charge et formés après la guerre. Les enfants survivants n’avaient plus rien ni plus personne. Plus tard, quand ils ont rompu avec le PC, ils ont voté socialiste, par tradition familiale et fidélité avec ceux qui les avaient sauvés. Ils réaffirment aujourd’hui leur position mais se désolent car ils ne savent plus sur qui compter. « Oui, c’est ça qui est dur, on a le sentiment d’être lâchés et surtout que tout ce qu’on a fait, toutes nos actions militantes n’auront servi à rien ! »

Certains ne sont pas surpris par les terribles attentats. Ils n’ont jamais cru que l’antisémitisme pouvait être complètement éradiqué. Enfants, ils ont éprouvé personnellement, dans leur chair, l’antisémitisme politique. Leur être intime sait le reconnaître dès qu’il réapparaît. Aujourd’hui, ils réagissent tels des lanceurs d’alerte.

Maurice est le seul survivant de sa famille. Ils ont d’abord pris son père, en mai 1941, puis sa mère et son petit frère. Entre 1942 et 1944 il s’est caché, il n’a pas cessé de fuir. Début 1944, il a pu passer en Suisse, en traversant la frontière à Saint-Gervais (Haute-Savoie). Il sait que l’antisémitisme ne disparaîtra jamais. Il pense qu’il faut se battre et rester vigilant. C’est ce qu’il ne cesse de répéter à ses enfants, depuis qu’ils sont petits. Ces derniers ne se gênent pas pour lui dire combien ils sont lassés d’entendre son récit et ses mises garde. Mais avec les derniers événements, ses enfants ont commencé à le comprendre.

« Pour nous, c’est dur, c’est vrai. On ne s’attendait pas à revivre ça, mais disons qu’on sait ce que c’est, tandis que pour nos enfants, c’est terrible ! On ne pensait jamais qu’ils allaient vivre la même chose que nous. Comment vont-ils faire ? Eux, ils ne sont pas préparés ! » Les réunions d’anciens enfants cachés, accueillent également les générations d’après. L’écoute, le dialogue s’instaurent alors entre les générations de survivants et leurs descendants, enfants et petits-enfants. « Ce qui se passe est terrible pour tout le monde. Mais pour nous, les anciens enfants cachés, c’est particulier. En 1942 on était trop jeunes pour se battre, aujourd’hui on est trop vieux pour courir. »

Nathalie Zadje est maître de conférences en psychologie, Université de Paris 8.