Engoncée dans ses blocs de béton, barricadée derrière des murs de sécurité et morcelée par plus de dix années de guerre, Bagdad refuse toujours de capituler face à l’Etat islamique (EI). Telle Shéhérazade, immortalisée sur les bords du Tigre par le sculpteur Mohammed Hikmat, en 1972, elle défie la mort. Chaque jour, des milliers de Bagdadis, armés de patience, persistent à s’engouffrer dans les embouteillages. Boutiques et cafés continuent d’ouvrir à l’ombre des mémoriaux aux victimes d’attentats-suicides. On s’en remet à Dieu et à ceux qui disent le servir.

Dans la capitale irakienne, devenue majoritairement chiite à la faveur de la guerre civile de 2006-2008, des milliers de drapeaux flottent à la gloire de l’imam Hussein. Les portraits de l’ayatollah Ali Al-Sistani, chef spirituel des chiites d’Irak, ou du Guide suprême iranien, Ali Khamenei, tapissent les murs, aux côtés des affiches des « martyrs » chiites tombés au combat contre les djihadistes de l’EI.

L’Etat islamique ne menace plus de prendre la ville. Une certaine insouciance a accompagné la levée du couvre-feu, décrétée par le premier ministre Haïdar Al-Abadi, mi-février. A temps pour permettre à des milliers de couples de fêter la Saint-Valentin jusqu’au bout de la nuit, des rues de Karrada, au centre-ville, jusqu’au pont des amoureux de Jadriya, qui enjambe le Tigre. La fête des amoureux prend des allures de célébration nationale dans cette ville qui a vu naître au VIIIe siècle le poète Abou Nouwas, chantre du califat abbasside, du vin et de l’érotisme.

Détecteurs de bombes

« Le couvre-feu mettait une pression inutile sur les gens. Fini la paranoïa et la dépression ! Mieux vaut multiplier les opérations de renseignement que déployer l’armée dans les rues », assure le chef de l’unité des renseignements et enquêtes de la septième division de la police fédérale qui a requis l’anonymat. Le fumet des dolmas, les légumes farcis préparés par son épouse, sonne l’heure du déjeuner. L’hospitalité irakienne ne souffre aucune exception, la conversation se poursuit autour de la table.

Neuf millions d’habitants, des centaines de milliers de voitures par jour, des djihadistes munis de faux papiers, des explosifs cachés sous les sièges des voitures. Que dire de plus pour prouver l’inefficacité des barrages de sécurité ? On rit de bon cœur à l’évocation des détecteurs de bombe vendus par milliers au gouvernement irakien par l’escroc britannique Jim McCormick et encore utilisés aux barrages. « On sait que ça ne marche pas et que l’homme est en prison mais l’ordre de ne plus les utiliser n’a pas été donné ! »

Le capitaine l’assure : « C’est une guerre de l’information. Si vous avez les bons renseignements, vous serez vainqueur ! » « Au cours des six derniers mois, poursuit-il, nous avons démantelé treize cellules de trois ou quatre personnes. La plupart sont dans le sud de Bagdad, dans des quartiers mixtes sunnites-chiites où ils s’infiltrent sur fond de problèmes confessionnels. Ils sont trop nombreux pour les arrêter tous. » Il attribue la baisse récente des attentats-suicides à Bagdad au démantèlement, en février, de la principale cellule de l’EI à Bagdad. « Mais, elle se recompose sans cesse », se désole-t-il. Les djihadistes sont surtout mobilisés sur les différents fronts ouverts en Irak. Tout comme les milices chiites, qui ont envoyé des milliers de volontaires les combattre. Les vendeurs d’alcool de la rue Saadoun ont profité de leur absence pour rouvrir leurs magasins, dont plusieurs avaient été la cible d’attentats ces dernières années.

« La guerre a créé une allergie entre sunnites et chiites. Il y a eu des divorces dans les couples mixtes »

Le gouvernement, lui, a saisi l’occasion pour déclarer les quartiers mixtes chiites et sunnites de Karrada, Adamiya, Khadimiya, Al-Mansour et Saadiya, zones démilitarisées. « A terme, on ne veut plus d’armes lourdes à Bagdad. On a interdit aux convois VIP d’en utiliser. Les milices n’ont d’autre choix que d’obéir aux ordres », affirme Saad Maan, porte-parole du Commandement opérationnel de Bagdad (COB). « On ne leur a pas pris les armes », nuance le général Abbas, chef des opérations au COB. Le réinvestissement par l’Etat de quartiers comme la grande banlieue populaire chiite de Medinet Sadr reste un vœu pieux. Au milieu des rues défoncées, les milices du politicien chiite Moqtada Sadr continuent de tenir les barrages qui sécurisent l’accès à la prière du vendredi. Ses combattants vouent une loyauté sans faille au sayyed (« descendant du prophète ») et à son père défunt, Mohamed Sadr, dont les portraits ornent chaque coin de rue.

Ces trois hommes viennent prier à la mosquée Al-Kadamya, visé par plusieurs attentats (quartier chiite Kadhamya). | HIEN LAM DUC POUR LE MONDE

Dans les autres quartiers, en revanche, les milices ont disparu de l’espace public. « En cas d’incident, elles refont surface en quelques minutes, témoigne Ishtar, 63 ans, qui habite à Saadiya, dans le sud-ouest de Bagdad. On sait qu’il y a des règlements de comptes mais si on ne s’en mêle pas, on n’a pas de problèmes. » Fille du célèbre peintre Jamil Hammoudi et elle-même peintre, Ishtar reste marquée par l’enlèvement en 2005 de son petit-fils, alors âgé de 6 ans. Elle rêve de quitter le quartier mais la rançon de 75 000 dollars les a mis sur la paille. « Les responsables de la mosquée ont planté des drapeaux du prophète Hussein sur tous les immeubles. Ils veulent en faire un quartier chiite populaire », se plaint-elle. Un sectarisme qui n’est pas dans les gènes de cette sexagénaire, née de père chiite et de mère chrétienne. « Avant, on ne se posait pas la question. La guerre a créé une allergie entre sunnites et chiites. Il y a eu des divorces dans les couples mixtes. »

Rançons

Dans le quartier d’Adhamiya, dans le nord de Bagdad, on ne vit qu’entre sunnites. La menace posée par les milices chiites s’est quelque peu éloignée. « Quand le recrutement des milices chiites a débuté, en juin 2014, ils venaient en nombre parader dans les rues et créer des problèmes », se souvient Mohamed Nazar, un joaillier sunnite de 39 ans. Selon lui, il y a bien longtemps que le quartier est démilitarisé. « Sous l’ancien premier ministre Nouri Al-Maliki, les forces de sécurité opéraient quatre ou cinq raids par jour et fouillaient des maisons. Il y a du changement avec le nouveau premier ministre Abadi. Le commandant de l’armée du quartier a tissé une bonne relation avec la population. Il y a deux mois, il s’est même chargé personnellement de retrouver les auteurs de l’enlèvement d’un agent de change », poursuit-il. Les commerçants coopérent de bonne grâce avec les renseignements qui viennent régulièrement s’enquérir de la situation. Davantage de sécurité, voilà qui est bon pour les affaires.

Le quartier d’Adhamiya n’a pas connu d’enlèvements depuis plusieurs semaines. C’est dans la banlieue résidentielle d’Al-Mansour qu’a été kidnappé, fin janvier, Ahmed, un ingénieur du son de 26 ans, le fils de l’épicerie familiale Abou Ata, qui fait face à la grande mosquée sunnite Abou Hanifa à Adhamiya. Son oncle Farez relate cinq jours d’enfer. La famille a négocié une rançon de 30 000 dollars, au lieu des 300 000 initialement demandés par les ravisseurs. Mais une fois l’argent déposé à l’endroit convenu, Ahmed n’a pas refait surface. Il a été retrouvé mort dans un hôpital, poings et pieds liés, tué de deux balles dans la tête. « Maliki envoie ses milices pour perpétrer ces meurtres. Il veut gêner le nouveau gouvernement qui a commencé à engranger des succès. Tout nous retombe dessus », assure un autre oncle.

« Ce ne sont pas des milices, ce sont des gangs criminels qui veulent de l’argent », corrige Saad Maan, le porte-parole du COB. Il dit avoir obtenu de bons résultats depuis la mise en place de l’unité 181, anti-enlèvements. « Il y a six mois, il y avait trois ou quatre enlèvements par jour. Aujourd’hui, on a un cas par mois. » Certains ont une motivation politique, comme celui du cheikh sunnite Qassem Al-Janadi, enlevé le 14 février à un barrage des forces de sécurité dans l’est de la ville. Il a été retrouvé mort avec son fils et ses gardes du corps. Son neveu, le député Zayed Al-Janabi, a été épargné par les assaillants. Pour protester, les députés sunnites ont boycotté l’Assemblée pendant plusieurs jours. Les milices chiites, principales accusées, rejettent la responsabilité de ce meurtre sur un commando inflitré de l’EI qui chercherait ainsi à déclencher une nouvelle guerre civile dans la capitale. « On est encore loin de la guerre sectaire. Certains signes sont encourageants : les populations sunnites s’élèvent contre Daech [acronyme arabe de l’EI] et personne n’a répondu aux provocations des milices », estime le cheikh Moustafa, qui assure la communication de la mosquée sunnite Abou Hanifa. L’EI a revendiqué deux tentatives d’attentats contre lui.

Un petit « théâtre des damnées »

Cette mosquée est devenue un asile pour plus de 27 000 familles sunnites déplacées par la guerre. « Certaines ont eu des ennuis avec Daech, d’autres avec les milices chiites », explique ce cheikh sunnite. La mosquée en loge certaines dans des maisons adjacentes. Les voisins se portent garants pour qu’ils puissent résider à Bagdad. Zaher Obeid et sa famille ont quitté Fallouja, une ville de la province d’Al-Anbar sous la coupe des djihadistes, depuis plus d’un an et s’entassent à trente dans une maison. Le gouvernement ne leur a pas versé à tous le million de dinars (780 euros) de compensation promis. Les hommes travaillent à la journée. « Tout le voisinage s’est mobilisé pour trouver des vêtements et du matériel afin que la grande de 15 ans puisse continuer ses études », raconte Oum Ali, qui s’excuse de la modestie des lieux. « On avait une grande ferme. Ici, on est comme des poulets en cage. »

Entre le pont qui relie Adhamiya la sunnite à Kadhimiya la chiite, piétons et voitures sont fouillés minutieusement. Le quartier, haut-lieu de pélerinage chiite, a longtemps été la cible d’attentats-suicides. Des tirs de mortiers viennent encore s’écraser sur les murs de béton qui encerclent le quartier voisin de Chouala, chiite lui aussi, aux confins nord-ouest de la ville. Résidents et pélerins, pour certains venus d’Iran, flânent dans les boutiques qui mènent au mausolée des deux imams Moussa Al-Kadhim et Mohamed Al-Taqi. Sous un chapiteau, des mannequins en plastique, cheveux lâchés, brûlent sous les flammes d’un enfer factice. Ce petit « théâtre des damnées » est destiné à avertir les femmes qui s’aventureraient dans ce quartier religieux sans voile ou abaya, la longue robe ne laissant apparaître que le visage, du châtiment qui les attend.

Khadrya, habitante du quartier chiite Kadhamya à Bagdad, où des attentats ont visé la mosquée Al-Kadamya. | HIEN LAM DUC POUR LE MONDE

Les portraits des martyrs placardés dans les rues témoignent du lourd tribut payé par Kadhimiya à la bataille contre les djihadistes sunnites de l’EI. Pourtant, Hussein Ali Hussein, un jeune commerçant chiite de 27 ans, ne compte pas s’enrôler pour le front, contrairement à une dizaine de ses voisins, partis fin février. « La fatwa pour le djihad n’est pas pour tous, se justifie-t-il. La marjaya a dit qu’un seul homme suffit par famille tant qu’il y a assez de combattants. »

« Les artistes et écrivains sont partis à l’étranger. Les librairies ont disparu »

Dans une maison délabrée au fond d’une impasse, épargnée par les travaux de réaménagement autour du mausolée, Kadriya gère son petit monde, une vingtaine de femmes et d’enfants. Son mari est mort d’un cancer il y a neuf mois. Son fils Oudaï, un chauffeur de taxi de 38 ans marié à trois femmes, combat à Taji avec la Ligue des vertueux, une milice chiite ralliée à la « mobilisation populaire ». Elle est fière mais n’en dort pas la nuit. Le mari de sa sœur a été tué, en juin, dans les combats à Garma, entre Bagdad et Fallouja. « Il n’avait pas reçu de formation mais on est habitué à la guerre », dit-elle, une cigarette à la bouche. Elle pointe du doigt son petit-fils de 2 ans. « Quand j’avais l’âge de cet enfant, j’ai ouvert les yeux sur la guerre. Et aujourd’hui, c’est encore la guerre. »

Les jeunes Irakiens n’ont connu que cela. Ils se sont trouvé une échappatoire sur Internet, dans les boutiques de Karrada, les cafés de Jadriya, les terrains de football ou le mall de Mansour. Les coquettes, cheveux au vent ou voilées d’un hijab, y retrouvent de petits minets, jean slim, petite veste et mèche au vent. Leurs références sont bien loin de celles avec lesquelles la peintre Ishtar Hammoudi a grandi. « Toute la société a changé. C’est le culte de la consommation. La culture générale se perd. Les artistes et écrivains sont partis à l’étranger. Les librairies ont disparu. Si je veux un journal, je dois aller au centre-ville. Même le centre culturel français est fermé ! » Elle espère que la nouvelle maire de la capitale, Zekra Alwach, une femme de 47 ans venue du ministère de l’enseignement, sortira Bagdad de sa léthargie.

La mort et la paix

Pour les intellectuels et les amateurs de culture, les occasions de sortie sont rares. On se retrouve le soir dans l’intimité de villas cossues, autour d’un plat de masgouf (carpe grillée) ou de pacha (bouillon d’abats), arrosé d’arak ou de whisky. La soirée s’anime au son d’un groupe de maqam, la musique traditionnelle irakienne. L’oud, le luth arabe, passe de mains en mains et les convives entonnent en chœur les grands airs classiques. Personne ne rate les représentations du Théâtre national ou la sortie hebdomadaire du vendredi au café Shabandar, dans la rue Moutanabbe, connue pour ses bouquinistes. On y croise parfois des personnalités inattendues. Entouré d’une horde de gardes du corps, Amar Al-Hakim, le chef chiite du Conseil suprême islamique d’Irak, est venu discuter autour d’un thé avec les habitués du Shabandar.

A Bagdad, sur la terrasse de Jadrya. | HIEN LAM DUC POUR LE MONDE

Dans le jardin de la galerie de peinture Hiwar, l’une des deux seules de Bagdad, c’est autour d’une infusion au citron que l’ancienne génération d’artistes se mélange aux étudiants de l’Académie des Beaux-Arts voisine. Le peintre sunnite Qassem Sebti, la soixantaine, règne sur ce havre de paix depuis 1992. Au temps de l’embargo imposé au régime de Saddam Hussein, bourgeois, diplomates et responsables politiques s’y pressaient car c’était l’un des seuls lieux de liberté dans une ville sous la férule baassiste. « Aujourd’hui, c’est sans espoir. Il n’y a plus d’argent à dépenser, c’est l’époque de Daech et des milices. Le gouvernement ne finance que les activités religieuses. Et les diplomates sont reclus dans leurs enceintes sécurisées », se lamente Qassem Sebti. Beaucoup d’artistes se sont exilés. Lui se démène pour ceux qui restent. « A Bagdad, vous pouvez voir la mort et la paix marcher ensemble. Mais personne ne peut empêcher cette ville de croire en la vie. Nous avons décidé de rester vivants. Nous aussi, les Bagdadis, nous sommes des combattants ! » Malgré les barricades, les cicatrices de la guerre, et les échos perceptibles des combats, Bagdad reprend son souffle.