Une année intense vient de s’écouler pour Philippe Humeau, qui a cofondé Quale, un cabinet spécialisé dans l’accompagnement au changement. Quelques mois après les attentats de janvier 2015, il constate que les entreprises le sollicitent davantage. Le 13 novembre provoque une nouvelle vague : là encore, elles s’adressent au spécialiste en conseil aux entreprises en matière de diversité culturelle et religieuse.

Leur préoccupation : comment gérer les revendications religieuses dans un contexte passionné ? « Parfois, c’est la radicalisation qui les inquiète. Mais, globalement, ce sont des appels à la réflexion : après avoir longtemps été dans le déni, dans l’espoir que la neutralité s’applique dans l’entreprise, elles ont compris qu’il est impossible d’échapper à la question. Elles expriment alors le besoin de comprendre ce qui se passe, afin de construire une réponse adéquate », explique Philippe Humeau.

Dès les années 1970

Le sujet n’est pourtant pas nouveau : dès les années 1970, des entreprises comme Peugeot ou Renault réfléchissaient à des aménagements horaires destinés aux musulmans en période de ramadan et installaient des salles de prière, le sujet ne posant pas vraiment problème.

Puis, à la fin des années 2000, avec la montée des thématiques de diversité, le religieux revient sur la table, cette fois-ci comme un problème. « Dans la culture française, la religion n’a pas sa place ailleurs que dans la vie privée. Mixer religion et travail nous est étranger, et les entreprises ont du mal à comprendre que la religion fait partie des caractéristiques de certains salariés », poursuit M. Humeau, qui a dirigé une étude sur les pratiques religieuses en entreprise, en donnant la parole à 250 salariées musulmanes.

Il en tire une leçon principale : les salariés croyants dissimulent leur religion, et cela « procure une forme de mal-être et de stress ». « Le voile, quand on l’enlève, c’est sous la contrainte. A force, on prend l’habitude de l’enlever, mais ça reste une souffrance en sommeil : on n’est pas soi-même », témoigne Lara, consultante.

Les entreprises privées ne sont pas soumises au principe de neutralité religieuse comme la fonction publique.

Si ces situations sont courantes, c’est que les manageurs sont souvent désemparés, en particulier face au radicalisme. « Une personne voilée au travail va souvent se voir opposer un comportement hostile. On lui demande de se dévoiler sans chercher des accommodements raisonnables. En revanche, une personne qui adopte des pratiques radicales, refusant par exemple de travailler avec des femmes, fait peur aux manageurs qui fuient le problème », regrette Lionel Honoré, directeur de l’Observatoire du fait religieux en entreprise.

C’est justement pour aiguiller les manageurs qu’IMS-Entreprendre pour la cité a publié un guide pratique sur la gestion de la diversité religieuse dans l’entreprise. Car les entreprises privées ne sont pas soumises au principe de neutralité religieuse comme la fonction publique. Pour Inès Dauvergne, coordinatrice expertise diversité à l’IMS, il faut aborder le sujet de façon pragmatique et dépassionnée.

Une ligne directrice

Concrètement, il faut commencer par donner une ligne directrice pour que les manageurs ne se retrouvent pas à gérer les cas en fonction de leurs convictions personnelles. Car, sans une politique claire, les entreprises risquent de tomber dans l’excès de laxisme ou de laïcité. « Accepter des comportements portant atteinte au travail est une erreur, un salarié refusant de travailler avec une personne d’une autre religion doit être recadré fermement », explique Inès Dauvergne.

« Mais il faut aussi éviter l’écueil inverse en voulant appliquer la laïcité en entreprise, qui n’est pas, du point de vue juridique, un espace laïque », poursuit-elle. Pour elle, une entreprise comme Paprec, qui a instauré une charte de la laïcité allant jusqu’à interdire tout signe religieux ostentatoire sur le lieu de travail, est « vraisemblablement dans une position illégale. Je suis d’ailleurs étonnée que l’inspection du travail n’ait pas réagi. Probablement parce que c’est moins politiquement incorrect de ne pas respecter la loi sur ce sujet que sur d’autres », regrette-t-elle. D’ailleurs, la plupart des entreprises évitent de s’aventurer sur ce terrain houleux et refusent de communiquer sur le sujet.

Lionel Honoré parle d’un « black-out ». Depuis novembre, les entreprises ne veulent plus être mêlées à ces questions : « Je ne suis pas gêné dans mon travail, mais je dois systématiquement signer des clauses de confidentialité. Je comprends leur démarche, mais il faut que les entreprises soient conscientes, que, dans ce domaine, on ne s’en sort qu’en faisant preuve d’audace, en prenant des décisions qui peuvent engendrer l’impopularité. Or, face aux comportements radicaux, les entreprises ont tendance à manquer de courage. »