Débat "Laïcité, religion et liberté d'expression". Paris, Opéra Bastille, le 27 septembre 2015, "Le Monde festival". Au centre : Lila Charef. A gauche : Pascal Balmand. | JOSEPH GOBIN POUR "LE MONDE"

Embauchée en septembre 2015 comme assistante RH dans un grand groupe du secteur de l’énergie, Fatiha, 23 ans, est très attachée à pouvoir vivre sa religion au travail. « Ma pratique religieuse, c’est super important, parce que ça fait partie de moi », confie-t-elle. « On m’accepte dans mon intégralité, pour mes compétences et pour ma personnalité. »

Même son de cloche du côté de Nabila, 27 ans, professeur de français langue étrangère. « Que je tienne à respecter les prescriptions de l’islam, j’estime que c’est mon droit », insiste-t-elle. « Du moment que ça n’entrave pas ma fonction et que je ne fais pas de prosélytisme. »

64% disent mettre la priorité sur la prière rituelle, largement devant le port du voile (23%)

Comme elles, 60% des salariées musulmanes pratiquantes en Île-de-France ont à cœur de concilier leur foi et leur vie professionnelle. C’est ce que révèle une enquête présentée mardi 27 janvier à l’Institut catholique de Paris (ICP), par le cabinet InAgora, spécialisé dans la formation et le conseil aux entreprises en matière de fait religieux.

« Nous avons choisi de donner la parole aux femmes musulmanes pratiquantes parce que l’islam est à l’origine de plus de 80% des faits religieux en entreprise et que les femmes sont confrontées à certaines problématiques que n’ont pas les hommes », explique Philippe Humeau, directeur associé chez InAgora. De quoi bousculer un certain nombre d’idées reçues.

La prière d’abord

Parmi les 250 salariées interrogées entre avril et juin 2015, 64% disent, par exemple, mettre la priorité sur la prière rituelle, largement devant le port du voile (23%). « Plus on avance dans sa pratique religieuse, plus la prière devient importante », appuie ainsi Nelly, 22 ans, hôtesse d’accueil dans une grande entreprise depuis un an. « Certains fumeurs prennent jusqu’à six pauses cigarette par jour. Nous, on va prier deux fois au cours de notre journée de travail. Ce n’est pas vraiment contraignant, en comparaison. »

Contraignant ou pas, l’employeur est tenu de respecter les convictions religieuses de ses salariés. De la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen à la Constitution en passant par le code du travail, la loi considère en effet la liberté religieuse comme une liberté fondamentale, y compris au travail.

Pour justifier leurs réticences, les employeurs invoquent toutes sortes de prétexte. A commencer par le regard de la clientèle ou les préjugés des collègues

Toutes les salariées interrogées sont parfaitement au clair là-dessus. « Ce que dit le droit du travail : une entreprise ne peut pas t’interdire de pratiquer », rappelle Zeineb, 26 ans, ingénieur télécom et réseaux. « Il faudrait que ça nuise à l’hygiène et/ou à la sécurité et que ce soit vraiment justifié. » N’empêche, entre la théorie du droit et son application, il y a souvent un delta. Selon les salariées, 34% des employeurs ne se montrent pas ouverts au dialogue sur la question des pratiques religieuses au travail.

« La loi règle une grande partie des conflits mais un certain nombre de malaises et d’incompréhensions demeurent, qui font obstacle à une vie de travail harmonieuse », constate Ysé Tardan Masquelier, docteur en histoire des religions et spécialiste de la laïcité. Principal point d’achoppement : le port du hijab. « Le malaise tient au fait qu’on ne s’en tient pas aux gestes. On les interprète », analyse Frédérique Ast, juriste auprès du défenseur des droits.

Des individus fragmentés

Pour justifier leurs réticences, les employeurs invoquent toutes sortes de prétexte. A commencer par le regard de la clientèle ou les préjugés des collègues. Si elles résistent, les femmes savent que leur carrière professionnelle risque d’être bloquée. Alors elles sont obligées de s’adapter.

Certaines portent leur foulard en turban, d’autres font leur prière en cachette sur leur temps de pause, ou la rattrapent le soir en rentrant chez elles. « Elles savent que le droit est pour elles mais elles acceptent que le contexte n’est pas mûr », souligne avec étonnement Anne-Sophie Quercize, directrice du MBA spécialisé « diversités, dialogue et religions » créé en 2010 par l’Institut de science et de théologie des religions.

Certaines font leur prière en cachette sur leur temps de pause, ou la rattrapent le soir en rentrant chez elles

Au prix tout de même d’une certaine souffrance. « Lorsque j’ai dû enlever mon voile au travail, je me suis sentie hypocrite, faible, un brin schizophrène », témoigne Nassima, psychologue. « Ce n’est pas allé jusqu’à la déprime, mais presque : je m’en suis beaucoup voulu. Mon estime de moi a bien baissé. »

Pour éviter de démotiver ses troupes, l’entreprise a donc tout intérêt à ouvrir un dialogue. « Aujourd’hui, les gens sont nombreux dans la société à se sentir éclatés, dispersés, fragmentés », remarque Thierry-Marie Courau, doyen du Theologicum, faculté de théologie et de sciences religieuses à l’ICP. « Pour se soustraire de la pression, ils éprouvent de plus en plus le besoin de s’arrêter, de s’offrir une respiration. La méditation ou la prière peut leur permettre de retrouver un équilibre. » Et donc d’améliorer leur efficacité au bureau.