Dans le parc national de Nairobi, le 30 avril 2016, 105 tonnes de défenses d'éléphant ont été brûlées, soit la totalité du stock d'ivoire kényan. | CARL DE SOUZA/AFP

Le Kenya brûle, depuis samedi 30 avril, l’ensemble de son stock de défenses d’éléphant : 105 tonnes, soit 5 % du stock mondial. Le bûcher, hyper médiatisé, mettait fin à trois jours de sommet contre le commerce de l’ivoire et le braconnage. Un événement vendu depuis des mois comme un véritable « Davos des éléphants », censé réunir stars hollywoodiennes et chefs d’Etat. Récit de notre envoyé spécial.

Jour 1 : rendez-vous à Disneyland

Les nuages s’accumulent. Les organisateurs du Sommet des géants, le tant attendu « Davos des éléphants », ont donné rendez-vous dans la magnifique réserve d’Ol Pejeta, à 200 km au nord de Nairobi, du 28 au 30 avril. Mais les journalistes qui avaient emporté casquette et lunettes de soleil en sont pour leur frais : au milieu de la savane, c’est un petit Disneyland de la lutte contre le braconnage qui les attend sous les nuages. Sous une demi-dizaine de tentes, les reporters sont invités à suivre des « activités » ludiques : pièces de théâtre, faux tribunal pour braconnier, reconstitution d’une mise à mort de pachyderme pour voler ses défenses et d’une enquête.

La presse applaudit poliment les acteurs et les spécialistes. Mais elle a d’abord soif de stars. On a annoncé Leonardo DiCaprio, Nicole Kidman, Elton John, Michael Bloomberg. Pour l’instant, personne en vue.

« Tournez-vous vers le Power Point », insiste une jeune femme à polo noir. Comment protéger l’éléphant ? Comment s’en protéger ? « Il n’y a pas de solution miracle », insiste-t-elle. Réduire ses défenses ? Une opération qui coûte 1 000 dollars par bête et crée des problèmes de hiérarchie sociale au sein du troupeau. Installer des clôtures électrifiées ? 10 000 dollars le kilomètre, hors entretien. Déplacer des pachydermes par camion ? 10 000 dollars, et un éléphant sur dix est tué au cours du transport.

Plus loin, les journalistes s’impatientent et se prennent en photo avec Sudan, dernier rhinocéros blanc du Nord au monde. On pose aussi avec un bébé rhino de 6 mois « qu’on a appelé Ringo, car il ressemble à Ringo star », insiste un gardien. Deux femelles plus âgées se nourrissent de légumes. « On dirait des chats », commente bizarrement un journaliste.

La presse, déçue, rejoint le bus. « Une star est là ! », s’exclame-t-on soudain. On ressort, on se précipite sous la pluie. Leo ? Nicole ? Non : Liz Hurley, top model, actrice et copine un peu oubliée de Hugh Grant. « C’est qui ? », s’interrogent plusieurs journalistes kényans.

Fin du premier jour. Les médias regagnent leurs hôtels. Des milliers de termites volantes dans la nuit s’envolent et meurent calcinées sous la chaleur des ampoules.

Jour 2 : agir contre la « propagande négative »

Le tapis rouge est déployé, traversant la cour de l’hôtel. Le Fairmont Mount Kenya Safari Club, élégant et colonial à souhait, fait face au mont Kenya, visible entre deux rayons de soleil.

Tout le monde prend place. Sur l’accréditation, il y a quatre drapeaux : Kenya, Ouganda, Gabon et Botswana. « Un de trop ! », ricane une journaliste : le président botswanais, Seretse Ian Khama, ne viendra finalement pas, ni son ministre de l’environnement (et accessoirement son frère), prétextant une jambe cassée.

Bruit d’hélicoptère et communications brouillées. C’est le signal : le président kényan, Uhuru Kenyatta, est arrivé. Il avance sans cravate sur le tapis rouge, flanqué du Gabonais Ali Bongo en veston couleur savane, et de l’Ougandais Yoweri Museveni, son éternel chapeau blanc à la main. Les trois présidents ont trois heures de retard : le temps pour les braconniers de tuer 12 éléphants (30 000 par an, 100 par jour, 4 par heure).

Les présidents ougandais, kényan et gabonais Yoweri Museveni, Uhuru kenyatta et Ali Bongo, lors du Sommet des géants à Nanyuki, le 29 avril 2016, dans le centre du Kenya, contre le braconnage et le commerce de l'ivoire. | SIMON MAINA / AFP

M. Kenyatta lit mécaniquement son texte à la tribune. M. Museveni, lui, prononce sans notes un discours assez drôle. Le président ougandais, réélu dans la violence et la contestation en février, rappelle que la lutte contre le braconnage est aussi une bataille contre « la corruption » et pour « la démocratie ». La salle sourit.

C’est le tour des experts et des protecteurs de la nature. Au fil de la journée et des réunions, on vante le saut technologique des rangers. « Aujourd’hui, ils communiquent par Skype », explique Rian Labuschagne, directeur du parc de Zakouma, au Tchad. On apprend que les pachydermes peuvent traverser des lacs entiers à la nage (leur trompe en guise de tuba) et communiquer à des kilomètres par vibrations en frappant le sol de leurs pattes. Personne n’est par contre vraiment très sûr du prix actuel de l’ivoire : 2 000 euros le kilo ? 1 000 ? 350 ? En fin de journée, le ministre du tourisme kényan, Najib Balala, cravate rose fuchsia, appelle les médias de son pays à cesser leur « propagande négative » contre son gouvernement. Plusieurs lui promettent de faire des efforts.

La nuit commence à tomber. Liz Hurley erre dans les couloirs, n’intéresse plus personne. Des journalistes chipent des morceaux de fromage sur le buffet des officiels. Il pleut des cordes. Le tapis rouge est gondolé.

Le paléoanthropologue kényan Richard Leackey et la top model et actrice britannique Liz Hurley étaient présents au Sommet des géants, le 29 avril 2016, contre le braconnage et le commerce de l'ivoire, à Nanyuki, au Kenya. | SIMON MAINA / AFP

Jour 3 : brûlera ou brûlera pas ?

Brûlera, brûlera pas ? Les onze bûchers constitués des 105 tonnes de défenses sont dressés face au parc national de Nairobi, détrempé par des pluies diluviennes. Une quinzaine de personnes sont mortes dans la nuit après l’effondrement d’un immeuble à Nairobi.

Y a-t-il vraiment 16 000 défenses à brûler ? Les bûchers semblent plus petits que prévu. « L’ensemble de l’ivoire que nous brûlons aujourd’hui représente la distance entre Nairobi et Machakos », une ville à une soixantaine de kilomètres, insiste Richard Leakey. Le paléoanthropologue kényan, légende de la lutte contre le braconnage, est venu malgré ses 71 ans, une sévère maladie de peau et deux jambes amputées. Il marche fièrement sur ses prothèses malgré la boue et les risques de glissade.

Une équipe de télévision chinoise devant les onze bûchers qui consument les 105 tonnes d'ivoire que Nairobi a décidé de réduire en cendres, le 30 avril 2016, pour lutter contre le braconnage. | CARL DE SOUZA/AFP

Il y a davantage encore de journalistes et d’officiels que la veille. Un groupe de médias chinois se cache dans un coin. L’empire du Milieu a été au cœur des discussions du sommet, accusé de ne rien faire contre le trafic d’ivoire. Les journalistes chinois s’expriment dans un anglais parfait, qui s’assèche dès qu’on évoque l’importance de « l’or blanc » dans leur pays. « Je ne peux parler de ce problème qu’en mandarin », justifie l’un d’eux, un brin gêné.

Sous la tente des officiels, on lance les danses et la musique. Uhuru Kenyatta est arrivé. Ali Bongo aussi, sa chemisette safari décorée aux motifs d’animaux sauvages. L’Ougandais Museveni est déjà reparti. « Il paraît qu’il pleuvait et que ça l’embêtait », veut croire un journaliste. Une consœur belge qui tente de poser une question aux deux présidents est repoussée manu militari. Ségolène Royal, ministre de l’environnement et présidente de la COP21, a fait un déplacement surprise, et prononce un discours très applaudi, débuté avec quelques mots en swahili.

Dehors, il y a déjà un peu de fumée : « Ils font un test pour être sûr que ça explose à la figure de Kenyatta », ironise un journaliste. Des pompiers sont là au cas où. Les discours achevés, les présidents kényan et gabonais viennent mettre le feu à l’ivoire. Durant quelques secondes, on n’entend plus que le vrombissement d’un générateur et les flashes des photographes.

Après quelques minutes angoissées, une fumée blanche et noire cache finalement le soleil, bientôt suivie de hautes flammes. Mission accomplie, même si, pour l’instant, c’est surtout l’essence aspergée sur l’ivoire qui brûle. Un camion-citerne Total déverse des dizaines de milliers de litres de kérosène sur les onze bûchers et répand une forte odeur de carburant. « On a vraiment l’impression d’être devant un puits de pétrole », s’amuse un journaliste belge. Il pourrait falloir jusqu’à une semaine entière pour réduire tout cet « or blanc » en cendres.