Deux yôkai de "Yokai Watch", le jeu de Nintendo dédié aux esprits traditionnels japonais. | Nintendo

Matthias Hayek est maître de conférences en études japonaises à l’université Paris-Diderot-Paris-VII, spécialisé dans l’histoire et la sociologie des croyances japonaises. A l’occasion de la sortie le 29 avril du jeu vidéo de Nintendo Yokai Watch, qui met en scène des créatures typiques du folklore nippon, il décrypte l’origine de ces génies frappeurs, leur place dans l’imaginaire nippon et la manière dont chercheurs et pop culture se les sont appropriés.

Que sont exactement les yôkai, que l’on présente de manière semble-t-il abusive comme des « fantômes japonais » ?

Matthias Hayek : Il est difficile de répondre à cette question, car le sens du mot yôkai a beaucoup évolué. Il faut garder à l’esprit que c’est essentiellement un terme « scientifique », utilisé par les chercheurs en science humaines (anthropologie, ethnologie, folklore), pour désigner certains éléments de la culture japonaise. Une distinction stricte entre les yôkai d’un côté, et les fantômes (en japonais, yûrei), c’est-à-dire les esprits des défunts revenus hanter les vivants, de l’autre, a longtemps prévalu, mais ce n’est plus nécessairement le cas aujourd’hui.

On peut appeler yôkai tous les phénomènes ou créatures extraordinaires, au sens où ils perturbent la norme sociale et cognitive établie dans une société donnée, et dont les manifestations ou interactions avec l’homme sont présentées comme des causes potentielles de différents maux. A ce titre, ils sont donc l’objet de stratégies d’évitement ou de rites d’expulsion.

Dessin de "yôkai" de l'ère Meiji. | Domaine public via Wikimedia Commons

Quelle est leur place au milieu des obake (« fantômes »), tengu (« esprits au nez long »), ou encore kappa (« diablotins d’eau ») du folklore japonais, et que racontent-ils de l’imaginaire traditionnel japonais ?

Yôkai est un terme générique. Le mot « obake » est un synonyme moins académique de yôkai, et englobe aussi bien les revenants que toute autre créature extraordinaire dont l’apparition soudaine provoque la peur et la surprise. De ce point de vue, les tengu sont une sorte de yôkai, ainsi que les kappa. De même, certains animaux réputés capables de manifester des pouvoirs surnaturels après être arrivés à un âge avancé, tels les serpents, les renards, les chiens viverrins (tanuki), les chats, etc. peuvent aussi entrer dans cette catégorie. Dans l’imaginaire « traditionnel », toute chose, animée ou non, peut potentiellement être habitée par un esprit. Il y a un donc potentiellement un nombre infini de yôkai.

La parade nocturne des 1 000 démons, du peintre Kawanabe Kyosai (1831-1889). | Kawanabe Kyosai / Domaine public via WIkimedia Commons

Dans de nombreux cas, les yôkai qui ont fait l’objet d’une mise en récit ou en images, et ainsi gagné une grande popularité à l’échelle du pays, visent à expliquer des phénomènes curieux. Ainsi l’azuki arai (laveur de haricots rouges) est la personnification d’un bruit étrange, semblable à celui des haricots qui s’entrechoquent quand on les lave. La multiplicité des yôkai nous montre à quel point il est important, dans les sociétés traditionnelles comme contemporaines (il y a des nouveaux yôkai, comme Hanako, le fantôme des toilettes de filles des écoles) de trouver des explications et des catégories pour encadrer l’extraordinaire, et limiter, ce faisant, la menace qu’il fait peser sur l’ordre social.

Au Japon, les yôkai semblent si profondément ancrés qu’ils constituent depuis le XIXe siècle un champ d’étude à part, les yôkaigaku. Quelles sont les grandes interrogations qui traversent les recherches sur les yôkai ?

Il y a en effet un tournant important à partir de la fin du XVIIIe siècle. Tout d’abord, dans les villes, du moins à Edo (l’actuelle Tokyo) ou Kyoto, l’ancienne capitale, on constate une curiosité croissante pour les yôkai, curiosité qui se traduit par la multiplication des ouvrages illustrés et des récits imagés ayant pour thème les yôkai au sens large. Toriyama Sekien (1712-1788) fait figure de pionnier avec son Cortège nocturne des cent démons en images, Gazu hyakki yagyô (1776).

Illustration d'un "tengu", un démon-oiseau, par Sekien, en 1776. | Toriyama Sekien

A la fin du XIXe siècle, avec l’occidentalisation du pays qui fait suite à la restauration de Meiji (1868), on voit apparaître des penseurs « positivistes », en particulier Inoue Enryô (1858-1919), qui se lance dans une véritable campagne de classement des yôkai, dans le but de faire disparaître tous ceux qui ne relèvent que d’une simple méconnaissance des lois de la nature. Il s’agit donc pour lui de repousser les limites de l’extraordinaire.

D’autres, comme Yanagita Kunio (1875-1962), fondateur des études sur le folklore au Japon, ont cherché au contraire à préserver ce patrimoine culturel « traditionnel » (c’est-à-dire campagnard), voué à disparaître dans le monde moderne, car ils y voient la trace d’une culture beaucoup plus ancienne.

Depuis les années 1980, avec les travaux de Komatsu Kazuhiro, c’est plutôt en tant que miroirs inversés de la société humaine, de personnification des pulsions antisociales et chaotiques, que les yôkai sont étudiés. On a donc dépassé depuis longtemps la question de leur existence ou non, pour se demander plutôt pourquoi tel ou tel yôkai est apparu dans les discours d’un groupe social, comment il a évolué, et ce qu’il révèle de la société qui l’a produit.

Comment la figure des yôkai a-t-elle été reprise par la pop culture japonaise – mangas, animés, jeux vidéo ? Cette appropriation a-t-elle modifié leur perception par le public et l’approche des chercheurs sur le sujet ?

Les yôkai sont de plus en plus présents dans la pop culture japonaise. On peut dire que c’était déjà le cas dès le XIXe siècle, mais la façon dont ils sont traités a beaucoup évolué. Le plus souvent, des auteurs comme Mizuki Shigeru (1922-2015) ont repris, en les arrangeant à leur façon, des yôkai qui étaient déjà devenus des « personnages » à l’époque d’Edo, c’est-à-dire qui ont des caractéristiques physiques et des récits associés précis, qui peuvent servir de base à la manière dont ils vont être dépeints dans l’histoire. Il s’agit en fait d’une vision plutôt encyclopédique de l’univers des yôkai, proche de celle des compendia de créatures fantastiques de l’heroic fantasy occidentale. Dans certains cas cependant, c’est l’ambiance surnaturelle, traditionnelle, folklorique qui est reprise, avec des yôkai « inédits » comme dans Le Voyage de Chihiro ou encore Mushishi.

GeGeGe no Kitaro (60's OP )
Durée : 01:31

Globalement, on peut dire que l’évolution va dans le sens d’une transformation en « personnages », souvent dépeints sous une apparence aimable et affable (kawaii), bien loin des récits horrifiques des légendes populaires. Les chercheurs s’intéressent bien sûr à ces usages actuels, notamment à la façon dont les yôkai sont récupérés aujourd’hui pour promouvoir la culture locale d’une région donnée. Avec la sortie de Yokai Watch au Japon, on peut dire que le mot yôkai a supplanté obake dans l’usage et la perception populaire de cette partie de la culture japonaise. Les yôkai du jeu font un peu la synthèse de toutes ces tendances, car ils sont à la fois des créatures fantastiques dérivées d’êtres ou d’objets du quotidien, des fantômes, invisibles à l’œil nu, esprits d’animaux défunts, mais ils représentent aussi une forme d’accumulation d’énergie négative capable d’influencer l’humeur et le comportement des humains.

Des "yôkai" dans Le voyage de Chihiro (Miyazaki, 2001). | Studio Ghibli