Lors d'un forum pour l'emploi à Gravelines le 30 mars 2016. | PHILIPPE HUGUEN / AFP

Faire du numérique un levier d’insertion pour un million de personnes d’ici à 2020 : c’est le programme ambitieux lancé mercredi 13 avril par l’association Emmaüs connect avec le soutien de Google.org, la branche philanthropique du géant américain Google. L’association, qui appartient au mouvement Emmaüs et travaille depuis 2013 dans le domaine de la médiation numérique en lien avec les services sociaux et le service public de l’emploi, annonce la création d’une « start-up à vocation sociale », financée à hauteur de 1 million d’euros par la fondation Google.org. Baptisée WeTechCare, elle a pour objectif de concevoir des services Web, applications mobiles et tutoriels adaptés à des publics fragiles et non connectés.

Selon le baromètre du Numérique 2015 ­du Credoc, cinq millions de personnes cumulent en France précarités numérique et sociale. Salariés peu qualifiés, familles monoparentales, jeunes demandeurs d’emploi ou personnes handicapées à bas revenus, ils restent souvent à l’écart des opportunités des services en ligne pour se former ou trouver un emploi, alors même que l’administration publique bascule progressivement vers une dématérialisation totale de ses services. Il faut désormais passer par Internet pour s’inscrire à Pôle Emploi ou bénéficier de la prime d’activité de la caisse nationale des allocations familiales. En 2019, ce sera le tour de la déclaration de revenus. Un parcours 100 % dématérialisé qui exclut une partie de la population et « fait vaciller le socle républicain », selon le collectif d’institutions signataire de la tribune publiée le 7 avril dans Le Monde.

Difficultés démultipliées pour les plus fragiles

Avec le lancement de son programme WeTechCare, l’association Emmaüs Connect espère « démultiplier » son action en faveur de l’inclusion numérique des plus fragiles, en s’appuyant sur des réseaux d’accompagnement au numérique sur le territoire. « Nous avons accueilli plus de 20 000 personnes en trois ans mais nous percevions l’intérêt d’outils en ligne, adaptés aux apprentissages », explique Jean Deydier, directeur général d’Emmaüs Connect.

L’un des projets, l’appli ClicNJob, cible la minorité de jeunes non qualifiés en recherche d’emploi, parfois familiers des jeux vidéo mais pas toujours à l’aise avec l’utilisation du numérique pour leur intégration sociale. Conçue et testée en partenariat avec les missions locales, cette application propose un parcours ludique de formation à la maîtrise de l’usage du mail, la recherche d’emploi sur les sites dédiés ou la création d’un CV en ligne.

Une autre plate-forme, « Les bons clics », dont le lancement est prévu fin 2016, permettra aux services sociaux d’évaluer et de renforcer les compétences numériques des personnes précaires. Selon une étude conduite en 2015 par Emmaüs Connect, 75 % des professionnels interrogés par l’association sont contraints d’effectuer les démarches « à la place de » la personne qu’ils accompagnent. Pourtant, seuls 10 % d’entre eux déclarent être formés pour accomplir cette mission. « Cela pose des problèmes éthiques, liés notamment à la gestion par un tiers d’une adresse mail personnelle », estime Jean Deydié qui a pris l’initiative de solliciter Google.org pour répondre à ce qu’il appelle une « urgence nationale ».

Un « alibi » pour les pouvoirs publics

C’est la deuxième fois que la fondation Google.org, créée en 2004 et financée par un prélèvement de 1 % sur les bénéfices des actions Google, intervient financièrement en France. En 2015, elle avait organisé à Paris le Google Impact Challenge récompensant quatre initiatives sociales innovantes. Outre son concours financier, elle dispense dans le cadre du projet WeTechCare les conseils et le soutien technologique des ingénieurs et employés de Google France, mais assure ne pas avoir accès aux données personnelles des utilisateurs des services. « Les données seront stockées en France sur des serveurs indépendants de Google », précise Jean Deydié. « Il est important pour nous de faire cette séparation stricte », explique Florian Maganza, responsable Europe de Google.org.

Le partenariat entre Emmaüs Connect et Google.org intervient dans un contexte particulier, alors que le fisc français réclame 1,6 milliard d’euros d’arriérés d’impôts au géant de l’Internet, et que les pouvoirs publics peinent à définir une stratégie pour garantir les droits des publics les plus fragiles. La loi pour une République numérique, en cours d’examen au Sénat après une première lecture à l’Assemblée nationale, recommande aux collectivités territoriales de développer la médiation numérique mais ne prévoit pas de mesures contraignantes. Et les espaces publics numériques (EPN) chargés d’assurer cette médiation depuis 20 ans voient diminuer leurs financements. « Le problème, c’est que le temps de présence nécessaire pour accompagner les personnes en difficulté sur le numérique est en baisse, alors même qu’il garantit la réussite des projets », estime Valérie Peugeot, présidente de l’association Vecam.

Co-auteure du rapport sur l’inclusion numérique publié en 2013 par le CNNum (Conseil national du numérique), elle signe avec Michel Briand un billet intitulé « Le numérique public : cache-sexe du déni des droits ou levier de solidarité ? », dans lequel elle se réjouit de « ces initiatives de médiation numérique » mais s’interroge aussi sur « la concomitance de cette montée en initiatives financées sur fonds privés et les contradictions qui traversent simultanément les politiques du secteur public en la matière ». « Il ne faudrait pas que la prise en main des médiations numériques par des associations financées par l’économie numérique serve d’alibi à un désengagement de la puissance publique, explique-t-elle au Monde. Un tel abandon serait dommageable, d’abord parce que ces initiatives ne sont pas quantitativement suffisantes, mais aussi parce qu’on ne peut pas réduire l’intérêt général à la stratégie des entreprises privées. »