Manifestation pro-Sarraj sur la place des Martyrs à Tripoli, le 8 avril 2016. | SAMUEL GRATACAP POUR "LE MONDE"

Ancien diplomate en poste à Tripoli, Patrick Haimzadeh, auteur notamment d’Au cœur de la Libye de Kadhafi (JC Lattès), est un expert reconnu des réalités libyennes.

Que peut-on faire face à l’EI en Libye ?

Dans la situation actuelle, le mieux est de ne pas intervenir, et surtout pas en l’absence d’une demande de l’autorité légitime, c’est-à-dire le chef du gouvernement d’union nationale, Faïez Sarraj. Il est dans une phase de légitimation politique. Cela aurait pour effet immédiat de le déstabiliser car les Libyens, toutes tendances confondues, restent farouchement opposés à une intervention militaire occidentale.

En termes de légalité internationale, il aurait été théoriquement possible d’agir même sans une résolution du Conseil de sécurité au titre de la légitime défense face au danger représenté par l’EI et la menace de nouveaux attentats en Europe. Cela reviendrait néanmoins à mettre une croix sur la souveraineté libyenne et à pulvériser le processus politique qui est en train de se cristalliser autour de Sarraj.

En outre, il serait très difficile de trouver des forces libyennes prêtes à agir sur le terrain car aucune d’elles ne veut être considérée comme une force supplétive des occidentaux. La reconquête de Syrte, le bastion de l’EI, est impensable sans un déploiement au sol, et aucun pays occidental n’est en fait réellement prêt à y envoyer des troupes. Les Libyens en fait n’ont pas besoin de nous pour reconquérir Syrte dès lors qu’ils feront passer la lutte contre l’EI comme prioritaire sur leurs rivalités d’intérêts.

A Misrata comme dans l’est en Cyrénaïque, il y a des forces aguerries en mesure d’affronter l’EI et de reprendre militairement Syrte. Le problème le plus délicat résidera ensuite dans l’administration politique et sécuritaire de la ville qui devra être déléguée à des élites locales, ce qui implique un processus de réconciliation politique car nombre d’entre elles sont accusées (à tort ou à raison) d’avoir soutenu activement l’ancien régime.

L’importance de l’EI en Libye est-elle surévaluée ?

Je pense que oui. Ce groupe n’a pas à Syrte la puissance et l’implantation dont il dispose à Mossoul, en Irak, ou à Rakka, en Syrie. Les djihadistes ont commencé à s’y installer il y a un an et demi. A Syrte, ils ont surtout profité d’un vide politique et militaire. Il n’y avait là aucune milice locale à même de s’opposer à eux. Bastion kadhafiste jusqu’à la fin, cette ville avait été en grande partie détruite par les insurgés soutenus par les bombardements de l’OTAN et, après la chute du régime, une partie des anciennes élites locales ont dû fuir les représailles des révolutionnaires.

Patrick Haimzadeh | EDITIONS JC LATTES

A la différence de l’Irak, où les anciens baasistes jouent un rôle clef dans l’EI, les anciens kadhafistes sont pour la plupart aux côtés du général Khalifa Haftar. Ce qui reste de la population de Syrte voit l’EI comme une force d’occupation de surcroît étrangère car la plupart des djihadistes ne sont pas libyens. Cela explique pourquoi l’EI n’a jusqu’ici pas réussi à gagner des positions au-delà de cette zone. Des attaques, surtout mal préparées, auront pour effet de les éparpiller notamment vers le sud et le Sahel. La Libye, c’est un territoire immense de plus d’un million et demi de kilomètres carrés, soit deux fois et demie la France.

Un processus politique est-il en train de s’amorcer en Libye ?

Oui et il faut comprendre que la temporalité pour la résolution de telles crises n’est pas celle des opinions publiques, des médias ou des hommes politiques occidentaux. Le processus de reconstruction nationale a réellement commencé. Malgré les différends politiques, les rivalités personnelles, les jeux de pouvoir des uns et des autres et le refus du parlement de Tobrouk, longtemps soutenu par la communauté internationale, de reconnaître la pleine légitimité de Sarraj, les choses avancent, même si très lentement. A la différence de l’Irak et de la Syrie, il n’y a pas en Libye de conflits interethniques ou religieux attisés par la guerre. La population est dans son écrasante majorité arabe et sunnite.

Il y a certes une fracture importante qui se renforce chaque jour entre l’est du pays, la Cyrénaïque, qui traditionnellement regarde vers l’Egypte, et la Tripolitaine, à l’ouest. C’est d’ailleurs aujourd’hui à mon sens l’obstacle le plus important à la reconstruction nationale avec une région Est dont le tissu social encore fortement tribal semble avoir épousé la rhétorique militariste du général Haftar et une région Ouest plus urbanisée où les élites sont plutôt issues des élites post-révolutionnaires.

Au sein de ces deux régions, il y a certes des rivalités tribales anciennes réactivées par la guerre de 2011 mais la volonté de reconstruire un espace de vie commune existe. Une société civile existe encore et elle fait pression sur les principaux protagonistes de la crise libyenne – politiciens, chefs de milices, chefs de tribus, etc. – pour qu’ils fassent des concessions et négocient. Cela explique aussi les ralliements croissants à Faïez Sarraj. Ce processus de reconstruction nationale prendra plusieurs années. C’est long, mais les conséquences d’une intervention militaire extérieure seraient bien pires, nous condamnant à être responsable de ce pays pour les vingt années à venir.