Ce fut le grand débat de la matinée au service des sports du Monde, mercredi. Le site internet du Parisien, bientôt repris par à peu près l’ensemble des médias français sur le Web, venait de dévoiler le clip de l’hymne officiel des Bleus, à un mois et demi du coup d’envoi de l’Euro (10 juin-10 juillet) : I Was Made for Lovin’ You, tube planétaire du groupe américain Kiss datant de 1979, repris à leur sauce par les rockeurs lillois de Skip the Use.

Passé quelques considérations unanimes quant à l’esthétique de la vidéo, l’harmonie d’ensemble du morceau ou le jeu d’acteur de Christophe Jallet – cinq Bleus apparaissent dans le clip –, la rédaction bascula dans la controverse autour de ce point essentiel : était-il normal que l’hymne officiel de l’équipe de France, commandé par la Fédération française de football, pour un tournoi ayant lieu en France, soit proféré dans la langue de Wayne Rooney ?

« I Will Survive » contre « Viva les Bleus »

D’un côté, n’y voyant aucun inconvénient, les avocats de l’universalité du football et de la culture avaient beau jeu de souligner que cela ne dérangeait personne qu’on envoie nos fiers représentants bramer en anglais à l’Eurovision, que Daft Punk, Air et Christine and The Queens œuvraient pour la grandeur du pays sans en chanter la langue, et qu’aucun hymne des Bleus n’avait tutoyé la perfection autant qu’I Will Survive en 1998.

De l’autre, plus perplexes, les tenants d’une certaine idée de la nation et de son exception culturelle estimaient que la francophonie se tirait une balle dans le pied une fois de plus, notaient que chanter en français n’avait pas empêché Stromae de conquérir la planète, et convoquaient les fantômes de Carlos, de Sim et de l’inoubliable Viva les Bleus de 1986, au motif que « ça, tu vois, c’est un bel hymne officiel ».

Publicité subliminale

Il fut décidé d’appeler la FFF afin de comprendre comment avait pu naître l’idée d’un hymne de l’équipe de France sans un mot de français à l’intérieur. Et là, stupéfaction. On nous expliqua que cet hymne officiel des Bleus n’était pas du tout l’hymne officiel des Bleus : « C’est une opération marketing de Carrefour, qui a souhaité faire un chant pour les supporteurs avec Skip the Use. La Fédération accompagne, évidemment, parce que Carrefour est un de ses partenaires, mais elle n’est pas proactive sur le sujet. Il n’y a pas d’hymne officiel en tant que tel pour la FFF, qui ne fera pas d’hymne officiel pour l’Euro. »

Une opération marketing de Carrefour ? A vrai dire, ça nous avait titillé l’œil au premier visionnage. Le second le confirme : le logo de la chaîne de supermarchés apparaît sur onze plans du clip, de manière plus ou moins subliminale. Saurez-vous retrouver ci-dessous le logo qui s’est caché dans le clip de Ski the Use ?

Sauras-tu retrouver le logo Carrefour qui s’est caché dans le clip de Skip the Use ?

Et nous qui croyions naïvement avoir à faire à un message sincère, destiné à fédérer le peuple tricolore derrière son équipe… Il s’agit en fait d’un objet hybride diffusant ces deux messages : n’oubliez pas d’encourager l’équipe de France. Et n’oubliez pas d’aller chez Carrefour après le match.

Si l’omniprésence des marques dans le monde du sport a fini de nous étonner – la révolution Domino’s Ligue 2 est en cours, n’est-ce pas –, on constate en revanche qu’un nouveau pas a été franchi : une marque est en train de réussir à imposer au pays un hymne officiel pour son équipe nationale. Et le plus beau, c’est que visiblement, ce n’était pas le but.

La fierté du ministre

« Ce morceau, c’est la chanson des supporteurs des Bleus, on n’a pas le droit de communiquer autrement, explique-t-on chez Polydor, le label de Skip the Use, qui n’a effectivement jamais parlé d’« hymne » dans son communiqué de presse. On ne veut pas d’histoire, on communique comme la FFF nous a demandé de communiquer. Après, les médias interprètent. » Si Le Parisien, qui avait droit à l’info avant tout le monde et à la vidéo du clip en exclusivité, a respecté les consignes, la quasi-totalité des confrères évoque « l’hymne des Bleus », « la chanson officielle des Bleus », ou « l’hymne officiel des Bleus » (L’Obs, L’Express, 20 Minutes, Paris Match, Le JDD, La Voix du Nord, ou encore Europe 1, qui parle carrément de « l’hymne pour l’Euro » – rappelons ici que l’hymne officiel de la compétition a été confié à David Guetta).

La FFF elle-même s’étonne que le statut d’« hymne officiel » ait été repris partout : « Ce qui chiffonne, c’est qu’il y a une sorte de mini-emballement médiatique, on a l’impression que ça devient l’hymne officiel de la Fédération pour l’équipe de France à l’Euro. Mais non, ce n’est pas l’hymne officiel des Bleus. C’est l’hymne officiel de Carrefour pour les Bleus et les supporteurs, ce n’est pas pareil. » Le sponsor des Bleus (qui n’a pas répondu à nos sollicitations) peut se targuer, avec le concours imprévu des médias, d’avoir réussi une belle opération, sans doute au-delà de ses espérances : même le ministère des sports a été sensible à son marketing. #hymne.