Le Monde Afrique publie les bonnes feuilles du livre de Jean-Pierre Bat et Pascal Airault Françafrique. Opérations secrètes et affaires d’Etat. Troisième volet sur le coup d’Etat manqué contre Laurent Gbagbo.

A Noël, quand les Abidjanais se préparaient à célébrer la naissance de Jésus de Nazareth, d’autres rêvaient de renverser le président Laurent Gbagbo et son nouveau premier ministre Guillaume Soro.

Le 27 décembre 2007, un « photoreporter indépendant » français, Jean-Paul Ney, est arrêté par la gendarmerie ivoirienne non loin du siège de la Radiodiffusion-télévision ivoirienne (RTI) avec son chauffeur en possession de près de quatorze heures de film retraçant les préparatifs d’un coup d’Etat.

Journaliste dont les méthodes sont sujettes à controverses, Jean-Paul Ney est alors également secrétaire général du Centre international de recherches et d’études sur le terrorisme et l’aide aux victimes (Ciret-AVT), fondé avec Yves Bonnet, l’ancien directeur de la Direction de la surveillance du territoire (DST) française.

Avec cet ex-ponte du renseignement et Daniel Martin, ancien commissaire divisionnaire et chef du département des systèmes d’information (DSI) à la DST, il anime aussi le site d’intelligence et de veille stratégique Intelink.

Rebelle ivoirien, barbouzes français

Le complot, ourdi par le rebelle Ibrahim Coulibaly, dit « IB », est dénoncé le lendemain par les hommes des Forces nouvelles (FN). Leur chef, l’ex-rebelle Guillaume Soro, occupe le poste de premier ministre depuis avril 2007 à la suite de la signature de l’Accord politique de Ouagadougou (APO) avec Laurent Gbagbo.

Les proches de Soro diffusent même sur YouTube des extraits des films de Ney sur la préparation du coup d’Etat qui doit se dérouler simultanément à Abidjan contre le régime du président Gbagbo et à Bouaké contre les chefs des Forces nouvelles.

Les vedettes en sont le sergent chef Ibrahim Coulibaly – en rupture de ban avec les Forces nouvelles et en exil depuis sept ans –, Jean-Paul Ney et un obscur expert militaire du nom de Jean-François Cazé, alias « Boris ».

Ce dernier se présente comme un membre des services secrets français, ce que démentira formellement Paris. « IB » n’est pas un inconnu : il a réalisé le coup d’Etat de décembre 1999 qui a renversé le régime du président Henri Konan Bédié (HKB), puis perpétré deux tentatives de coup de force contre Laurent Gbagbo, en 2001 et 2002, et une autre contre Guillaume Soro en 2004, qui l’a alors évincé de la rébellion.

Le ministre français des affaires étrangères, Dominique de Villepin, et Guillaume Soro, chef de lé rébellion ivoirienne, le 4 janvier 2003 à Bouaké (centre de la Côte d'Ivoire). | AFP

Séquence après séquence, les unes tournées à Paris, les autres à Cotonou et à Abidjan, les extraits de film montrent, pendant un peu plus de deux heures, « IB » et ses acolytes en train de préparer leur putsch baptisé du nom de code « Noël à Abidjan ».

On y voit notamment « IB », cerveau présumé de l’opération, déclarer, alors qu’il suit à Cotonou un discours télévisé de Laurent Gbagbo qu’il a capté par satellite : « Ça, c’est son dernier discours » ; « Il faut en finir avec Gbagbo ». Puis dire qu’il faut « buter » des chefs rebelles proches de Guillaume Soro.

Pour préparer son coup, « IB » s’appuie sur « Boris ». Cet informaticien français, à la tête d’une petite société d’intelligence économique, ne serait autre que le « stratège » blanc de l’opération. Mais la visualisation des extraits laisse plutôt songer à une entreprise des Pieds nickelés.

31 juillet 2008, quartier Les Sablons, à Neuilly-sur-Seine. Deux journalistes de l’hebdomadaire Jeune Afrique sortent de la bouche de métro et appellent au téléphone leur mystérieux rendez-vous. Jean-François Cazé, le soi-disant barbouze français, décroche et demande aux journalistes de prendre la rue d’Orléans. Après un deuxième coup de fil, il les retrouve place Winston-Churchill et les entraîne à la brasserie du Winston.

Vêtu d’un short beige, d’un polo rouge Lacoste et de lunettes noires, Jean-François Cazé tire frénétiquement sur une cigarette. Nerveux, il balaie régulièrement les environs du regard. Pour impressionner ses interlocuteurs, il n’hésite à plonger la main dans son sac à dos et à dévoiler une arme de poing à la large crosse grise. Une mise en scène grossière, qui a valeur d’avertissement, avant de se lancer : « Je suis rentré en France fin janvier après une longue cavale qui m’a mené de Côte d’Ivoire au Ghana, puis au Togo, où j’ai pris un vol à destination de la France. Les rebelles de Guillaume Soro étaient à mes trousses. »

« Attentat et de complot contre l’autorité de l’Etat »

A Abidjan, le pouvoir ivoirien a lancé, le 8 janvier 2008, une information judiciaire contre « IB » et plusieurs de ses proches, des cadres ivoiriens et représentants politiques et militaires. Le 17 janvier, la justice ivoirienne inculpe et écroue huit Africains de l’Ouest et deux Français, dont Jean-Paul Ney et Didier Torella, qui a accueilli le journaliste français et Jean-François Cazé à l’aéroport avant de les déposer à leur résidence de location.

Ils sont tous accusés « d’attentat et de complot contre l’autorité de l’Etat » après une enquête de la Direction de surveillance du territoire (DST, le contre-espionnage ivoirien). Embarras au Quai d’Orsay et à l’Elysée, qui demandent au consul français à Abidjan d’assurer la liaison avec les deux détenus incarcérés à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca). Jean-François Cazé, lui, réussit à prendre la poudre d’escampette au terme d’un périple qui n’a, à ses dires, rien à envier aux meilleurs romans de SAS.

Le problème est que, dans les mois qui suivent, il n’hésite pas à répondre aux sollicitations des journalistes qui retrouvent sa trace. Il commence à se défendre en tentant de faire croire qu’il préparait un « contre-coup d’Etat ». « IB » et lui étaient censés réagir à une tentative de putsch menée par Mathias Doué, l’ex-chef d’état-major de l’armée, en exil. Une thèse guère convaincante.

Alain Juillet, ancien directeur du renseignement de la DGSE (2002-2003), président de l'Académie de l'intelligence économique. | AFP

Quelques semaines plus tard, il change de version. Cette fois, il affirme avoir préparé un putsch et dénonce même les commanditaires : des personnalités de l’armée française, des services secrets et de l’Elysée. Dans son viseur : Alain Juillet, ancien directeur du renseignement à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et haut responsable chargé de l’intelligence économique au sein du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN) qu’il dit rencontrer à l’Ecole militaire, le lieutenant-colonel Daniel Rich, représentant de la Direction du renseignement militaire (DRM, ministère de la défense) au groupe de travail du SGDN, et Claude Guéant, alors tout-puissant secrétaire général de l’Elysée, qui a la haute main sur les affaires africaines. Jean-François Cazé prétend même – info ou intox ? – l’avoir rencontré et participé à une réunion à la cellule Afrique du « Château », au 2, rue de l’Elysée.

L’affaire devient de plus en plus embarrassante pour le pouvoir, d’autant que plusieurs journalistes enquêtent sur le sujet. A commencer par Jean-Paul Billault, l’un des rédacteurs en chef de l’agence Capa, et son confrère Emmanuel Razavi, journaliste et réalisateur de documentaires. Capa était en contact avec Jean-Paul Ney avant son départ et devait récupérer ses images pour en faire un document exclusif. Mais les deux hommes ne font pas confiance au journaliste français qu’ils soupçonnent d’affabuler. « Nous n’avons pas encore tous les éléments du puzzle, a reconnu Jean-Paul Billault dans un documentaire de Capa sorti en 2009. Mais ce dont nous sommes sûrs, c’est que toute cette affaire est une succession de manipulations. » Dans quel but ? Nuire aux relations franco-ivoiriennes ? Empêcher le rapprochement entre Laurent Gbagbo et Guillaume Soro, le premier ministre issu de la rébellion ? Affaiblir le président Sarkozy ?

Dans cette partie de poker menteur, Jean-François Cazé a joué avec les journalistes. « J’ai été mis en relation avec IB en avril 2007 via des émissaires appartenant à la diaspora ivoirienne, assure-t‑il aux journalistes de Jeune Afrique. Je me suis renseigné sur lui. C’est un chien capable de coup. Nous avons communiqué au téléphone près de deux fois par jour pendant six mois avant que je n’aille le rencontrer début septembre 2007 à Cotonou dans un hôtel de la ville. J’y suis resté trois semaines, j’ai rencontré les proches d’IB et mis au point les préparatifs du coup d’Etat mais, à l’origine, on devait préparer son retour en politique en Côte d’Ivoire pour qu’il se présente à la présidentielle. »

« IB », le putschiste abattu par ses anciens frères d’armes

Jean-François Cazé et Jean-Paul Ney ont, quant à eux, été mis en relation par Silvain Maier, un avocat français à la réputation entachée par plusieurs mises en examen et contrôles fiscaux. Le fils de Me Maier est un ami personnel de Jean-Paul Ney. Et la « robe noire » parisienne a été l’ami de Gbagbo durant son exil en France avant de devenir l’un des défenseurs de la Côte d’Ivoire quand celui-ci accède au pouvoir en 2000. Laurent Gbagbo lui permet de s’installer dans un hôtel particulier au 18, rue Léonard-de-Vinci, dans le 16arrondissement de Paris, propriété de l’Etat ivoirien. Sa relation avec le chef d’Etat africain va se détériorer quand la Côte d’Ivoire cherchera à récupérer son bien immobilier.

A Paris, les déclarations de Cazé et celles de Ney, incarcéré à la maison d’arrêt et de correction d’Abidjan, mais qui parle depuis sa cellule aux journalistes français, commencent à agacer. Le ministère de la défense, alors dirigée par Hervé Morin, a même ordonné une enquête de la Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD). Ce service de renseignement de l’hôtel de Brienne confie à plusieurs de ses agents le soin de recouper les informations pour connaître les tenants et les aboutissants d’une affaire qui nuit aux relations entre Paris et Abidjan à l’heure où Nicolas Sarkozy cherche à renouer le fil avec Laurent Gbagbo.

La libération de Jean-Paul Ney sera organisée dans le plus grand secret entre Paris et Abidjan et sera concrétisée à la faveur d’une visite d’Alain Joyandet, alors ministre de la coopération et de la francophonie, dans la métropole ivoirienne, en mai 2009.

Huit ans après la révélation de cette affaire, les principaux protagonistes sont toujours en activité. L’instruction ivoirienne n’a jamais abouti. Jean-Paul Ney, de retour en France, enseigne dans une école de journalisme. Jean-François Cazé, après une période de dépression, vit à une centaine de kilomètres de Paris et prétend encore travailler sur les affaires africaines.

L’avocat Sylvain Maier exerce toujours. « Le président et son épouse, Simone Gbagbo, m’ont demandé de faire, en Suisse, des choses que j’ai refusées. Ce n’était pas seulement de l’évasion fiscale, mais de la fraude pure. On n’a pas fait affaire », a-t‑il confié récemment à des journalistes du Monde Afrique qui lui demandaient l’origine de sa brouille avec Gbagbo. « Il m’est arrivé de prêter mon bureau, se défend l’avocat. Et puis je m’en fous, je ne sais pas ce que coup d’Etat veut dire », a-t‑il lâché en fin d’entretien.

Quant à « IB », le cerveau du putsch, il a emporté ses secrets dans la mort. L’ex-sergent chef de l’armée a réapparu en janvier 2010 à Abidjan à la faveur de la crise post-électorale ivoirienne. Il était le chef du « commando invisible », un mystérieux groupe armé de cinq cents hommes opposé aux forces fidèles à Laurent Gbagbo et qui avait pris le contrôle du quartier d’Abobo, dans le nord d’Abidjan. Revendiquant sa part dans la chute du président sortant, il a demandé ensuite, sans succès, à rencontrer Alassane Ouattara. Selon l’entourage d’« IB », Guillaume Soro aurait mis son veto.

Le 27 avril 2011 au matin, les commandants des Forces nouvelles (FN, pro-Soro), Morou Ouattara, Hervé Touré « Vetcho » et Chérif Ousmane ont rapidement pris le contrôle d’Abobo et réussi à l’encercler dans une résidence à la lisière de la commune d’Anyama. « Je suis très préoccupé et occupé, je vous rappelle dans quelques minutes », avait‑il confié à un journaliste deux heures avant sa mort. Il avait demandé la protection des soldats de l’ONU. Une escorte onusienne était même en route quand le camp Soro lui a demandé de rebrousser chemin. « Il s’est rendu, puis ils l’ont ligoté et torturé pour lui extorquer des aveux avant de l’exécuter sommairement », a indiqué un membre de sa famille.

Qui l’a fait revenir en Côte d’Ivoire ? Qui le finançait ? Ibrahim Coulibaly mort, c’est une partie des secrets des derniers putschs de Côte d’Ivoire qui se sont envolés avec lui.

Françafrique. Opérations secrètes et affaires d’Etat, Jean-Pierre Bat et Pascal Airault, éditions Tallandier, 208 pages, 18,50 euros.