Le documentaire en deux parties d’Emmanuel Hamon décrypte l’histoire complexe de cinq décennies de violence (mardi 19 avril, à 22 h 55, sur Arte).

Documentaire sur Arte, à 22 h 55

Voici tout juste un siècle, l’insurrection de Pâques, à Dublin, donnait le signal d’une guerre civile dont les braises sont encore brûlantes. Ce conflit sanglant a abouti à la victoire des républicains en Irlande du Sud en 1923. Mais, en maintenant la minorité catholique du Nord en état de soumission, il a fini par générer, à partir de la fin des années 1960, le dernier conflit postcolonial du monde occidental, celui opposant l’Armée républicaine irlandaise (IRA) aux soldats britanniques. Le documentaire d’Emmanuel Hamon est exceptionnel en ce qu’il prend le temps – près de deux heures – de décrypter l’histoire complexe de ces cinq décennies de violences plus sociales que religieuses, en la rendant limpide pour des spectateurs français qui en sont peu familiers.

Entrecoupant de nombreux documents d’archives, avec des témoignages parfois bouleversants de personnages dont on suit le parcours sur la durée, il restitue avec pédagogie l’histoire d’une interminable tragédie transformée, depuis les accords de paix de 1998, en une paix fragile. «  En l’espace d’une génération, nous avons changé ce pays pour toujours  », affirme Eibhlin Glenhower, une militante nationaliste, au terme de cette éprouvante rétrospective.

Hallucinant apartheid

On est tenté de la croire tant les images des affrontements des années 1960 et 1970 en Irlande du Nord paraissent aujourd’hui datées. Tant le ton doucereux de Margaret Thatcher refusant le statut de prisonnier politique aux membres de l’IRA « parce que ce sont des criminels », et sa détermination à laisser mourir le gréviste de la faim Bobby Sands en 1981, semble appartenir à l’Histoire. Tout comme l’attentat perpétré par l’IRA à Brighton en 1984, auquel la Dame de fer a échappé par miracle.

Irlande du Nord : Margaret Thatcher reste haïe par les républicains
Durée : 01:06

Tout en laissant dans l’ombre les racines anciennes du conflit – le statut de colonie britannique de l’Irlande – et c’est sa seule faiblesse, le documentaire rappelle le contexte dans lequel est né ce conflit : la ségrégation dont étaient victimes les catholiques d’Irlande du Nord et la répression violente par Londres de leurs marches pour l’égalité inspirées par les Noirs américains et par le Mai 68 français. Pas à pas, on découvre le cheminement de personnages comme Mary Nelis, ouvrière textile et militante catholique des droits civiques, qui s’est révoltée contre le fatalisme de la pauvreté des années 1960, puis a tremblé pour ses fils, arrêtés dans les années 1970. On suit aussi avec fascination les itinéraires parallèles de deux militants des camps opposés, Seanna Walsh, côté IRA, et William Smith, un paramilitaire unioniste. Après avoir passé une partie de leur jeunesse en prison, ils ont aujourd’hui en commun d’avoir fait le pari de la paix en refusant de «rester otage du passé ».

Mais les images exhumées, litanie de violences dans les rues de Belfast ou de Derry, de funérailles de victimes de la répression ou du terrorisme, rappellent à quel point le chemin a été tortueux et cahoteux pendant trois décennies. Les grèves de la faim entreprises en 1980-1981 par les détenus de l’IRA durant lesquelles périrent non seulement Bobby Sands – élu au Parlement britannique au cours du mouvement –, mais aussi neuf autres militants, sont relatées avec force, tout comme l’hallucinant apartheid qui a longtemps empêché toute connaissance réciproque des catholiques et des protestants.

Vénérée par les protestants, mais haïe par les catholiques, la reine Elizabeth est devenue le symbole d’une réconciliation

L’extraordinaire retournement des va-t-en-guerre des deux camps et leur passage de la lutte armée au combat démocratique sont également expliqués par des témoins de premier plan. L’accord de paix de 1998 est probablement la principale réussite du premier ministre britannique Tony Blair. Il a abouti au partage du pouvoir entre les ennemis irréductibles. De façon spectaculaire, Londres a reconnu la responsabilité de sa police, notamment dans la tuerie du Bloody Sunday de 1972, tandis que l’IRA a décrété en 2005 la fin de la lutte armée. Le film rappelle l’immense impact du geste accompli en 2012 par la reine Elizabeth serrant la main de Martin McGuinness, ancien commandant de l’IRA devenu vice-premier ministre Sinn Fein d’Irlande du Nord. Vénérée par les protestants mais longtemps haïe par les catholiques, la reine, en tailleur vert irlandais, est devenue le symbole d’une réconciliation et, sans doute, d’un changement d’attitude de Londres envers Belfast. « Si [la reine] est capable de serrer la main de Martin McGuinness, pourquoi un unioniste ne le pourrait pas ?», résume Gerry Adams, le chef du Sinn Fein.

Intitulé Irlande(s) : l’aube d’un pays, le film d’Emmanuel Hamon laisse entendre que la réunification du pays est inéluctable, y compris pour des raisons d’intérêt économique. Mais ce « sens de l’histoire » pourrait être remis en cause par un événement extérieur. Si les Britanniques venaient à décider de sortir de l’Union européenne au référendum du 23 juin, l’équilibre précaire de la paix en Irlande serait remis en cause : certaines clauses de l’accord de paix seraient fragilisées et la frontière entre les deux Irlandes, aujourd’hui imperceptible, resurgirait comme… frontière extérieure de l’Union européenne.

Irlande(s) : l’aube d’un pays, d’Emmanuel Hamon (Fr., 2016, 110 min). Mardi 19 avril, à 22 h 55, sur Arte.