Ismaël Saïdi : « Rire d’un sujet tabou, c’est déjà un pied-de-nez à ceux qui refusent toute forme de discussion »
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Que peut l’art face à la menace terroriste ? C’est la question sur laquelle Ismaël Saidi, réalisateur, scénariste et dramaturge belge, auteur de la pièce Djihad, a débattu avec les internautes du Monde.fr.

Pauline : Bonjour M. Saidi, vous avez grandi à Schaerbeek commune de Bruxelles et vous avez été policier pendant quinze ans. Votre parcours est plutôt original. Comment décide-t-on de passer de flic à dramaturge ?

D’abord, j’ai un parcours assez original, parce que tout s’est fait à l’envers. Je suis rentré à la police à 19 ans, et très vite j’ai eu besoin de reprendre des études, je suis retourné à l’université. Puis j’ai eu le besoin d’écrire, j’ai écrit des nouvelles, des courts métrages, puis des longs métrages... Ce qui était un hobby est devenu une passion qui a pris beaucoup de place dans ma vie. Après quinze ans de bons et loyaux services, j’ai décidé de faire le grand pas et d’essayer d’en vivre. Et c’est ce que je fais depuis quelques années.

Camille : Quel a été le point de départ de « Djihad », la pièce qui vous a fait connaître ?

Marine Le Pen est ma muse. Je ne suis pas sûre qu’elle, ça l’amuse, mais ça a été ma muse... Je regardais la télé à l’été 2014. On lui a demandé ce qu’elle pensait des jeunes qui partaient en Syrie. Elle a répondu nonchalamment que, pour elle, le problème n’était pas qu’ils partent, mais qu’ils reviennent... Ça m’a choqué, parce que je pense que pour résoudre ce problème, il faut essayer de remonter à la source et comprendre pourquoi ils partent. En tant qu’artiste, la seule chose que je pouvais faire était d’écrire. Alors j’ai écrit « Djihad », assez rapidement.

Lucas : Est-ce qu’on peut dire que par les temps qui courent « Djihad » est un acte de résistance ?

Quand j’ai commencé, je ne voyais pas cela du tout comme un acte de résistance. C’était une comédie pour essayer de parler de choses compliquées. Et très vite, après les attentats de janvier 2015, on a organisé des débats avec des collégiens et des lycéens après les représentations, et là on parle de tout. Ils posent tout, des questions choquantes, drôles, parce qu’on interdit le tabou. Et à partir de janvier 2015, je me suis aperçu que c’était un acte de résistance parce qu’on détricote les haines, l’ignorance, et c’est un débat permanent, parce qu’on ne se rend pas compte à quel point c’est ancré dans nos sociétés.

Jarjar : Avez-vous de la sympathie pour les personnages de votre pièce ?

Oui totalement, sinon je ne les aurais pas écrits. Comme c’est une comédie, le but est que le public ait de l’empathie pour les personnages, afin qu’il puisse les comprendre. Dans la fiction, l’empathie est très importante. Ils sont trois : Ben, Reda, et Ismaël. Ben est fan d’Elvis Presley, il joue le sosie, il fait les bars, un jour il réalise son rêve, il va à Graceland, et sur la tombe il voit que son vrai nom est Elvis Aaron Presley, donc il se dit que ce dernier est juif. Alors, comme on doit haïr les juifs, il ne peut plus aimer Presley. Cela permet de parler de l’antisémitisme et de balancer ce sujet sur scène.

Reda, qui est aussi un exemple frappant, sort avec Valérie depuis au moins dix ans, et quand il annonce à sa mère qu’il veut l’épouser, elle lui dit que Valérie c’est juste pour s’amuser, et que dans la vraie vie, il faut qu’il épouse une musulmane. Une fois encore, on balance sur scène le sujet du racisme, cette fois-ci du musulman envers le non musulman. Et pour que ça marche et que ça ne blesse personne, il faut absolument avoir de l’empathie pour ces personnages. Donc il faut que celui qui les a écrits en ait aussi.

Lulu : Parfois face aux événements terribles, où la réalité dépasse la fiction, ne vous sentez-vous pas anesthésié en tant qu’artiste ?

Non, justement. Etre artiste c’est avoir une blessure à vif. Rien ne l’anesthésie. Au contraire, quand je vois que la réalité dépasse la fiction, je me dis qu’il faut continuer dans la fiction pour faire un peu oublier la réalité. Et on s’en rend compte après le 13 novembre, je pensais que les gens ne viendraient plus voir les spectacles, et il s’est passé exactement le contraire. Les gens ont besoin de ça. Dans le cas de « Djihad », je pourrais même dire que je ne suis pas du tout anesthésié car je termine la pièce sur un attentat, je rejoue chaque jour fidèlement ce qui se passe dehors, c’est donc ne pas être anesthésié.

Elsa : Votre envie d’art a-t-elle changé depuis les attentats de Bruxelles ?

Oui, elle a augmenté. J’ai envie d’en créer plus, et surtout, j’ai envie d’en voir plus. D’abord, parce que ça fait du bien à l’âme. Et en plus, parce que je suis sûr que ça fait chier les terroristes.

Pif : Et les rires du public belge, eux, ont-ils changé ?

On n’a pas joué la pièce depuis la semaine dernière, mais après le 13 novembre, rien n’a changé. On avait encore plus de monde dans la salle. On n’arrive même plus à gérer le nombre de réservations et les gens rient aux mêmes endroits.

Goho : Avez-vous été choqué par des œuvres d’art, dessins, humoristes évoquant les attentats ?

Choqué, non. Mais il en faut beaucoup pour me choquer... Concernant la dernière couverture de « Charlie Hebdo », elle est bête et méchante. « Charlie Hebdo » est le fils d’« Hara-Kiri » et leur but était d’être bêtes et méchants. Donc ils sont restés dans leur business. Par contre, sur scène, pendant les débats, j’explique beaucoup aux jeunes que si une couverture ne leur plaît pas, leur liberté réside dans le fait qu’ils ne sont pas obligés de l’acheter. Même chose pour la dernière « couv’ » de « Charlie Hebdo ».

Yasmine : Avez-vous d’autres exemples d’artistes autour de vous qui font acte de résistance ?

Il y a un an ou plus, je n’aurais pas eu réellement de réponse à donner. Aujourd’hui, je pense que chaque artiste sur lequel on allume un projecteur fait acte de résistance. Parce que c’est se mettre à nu, même si on ne parle pas de sujets sensibles. Parce qu’aujourd’hui, on attaque les salles de spectacle, les cafés, donc dès que vous êtes visible, vous êtes une cible. Et donc si vous continuez à être visible, c’est un acte de résistance.
 

Marine : « Djihad » a été écrit avant les attentats de « Charlie Hedbo » et du 13 novembre... Les évènements qui ont eu lieu depuis ont-ils changé votre regard ? Vous inspirent-ils d’autres pièces ?

Aucun mot du texte initial n’a été changé, et c’est la partie la plus choquante de l’histoire de cette pièce. Parce qu’en racontant l’histoire de trois mecs qui sont inspirés de mon passé, en expliquant une manière de se radicaliser que j’ai connue il y a plus de vingt-cinq ans, je reste d’actualité. Et ça c’est grave. Alors, est-ce que ça a changé mon regard ? Les rencontres, oui. On a rencontré 48 000 personnes, dont 25 000 étudiants dans les débats. Et parler avec des gens qui cherchent encore des réponses, qui ont peur, ça vous change.

Par exemple, les réflexions n’ont pas toutes un rapport avec le djihad. Un jour une jeune fille a levé la main, est venue me voir, elle voulait absolument parler. Et elle a fait son coming out là : elle a avoué qu’elle était homosexuelle. Elle nous a expliqué qu’elle trouvait ça courageux qu’on vienne parler de ça sur scène avec tous les problèmes que ça peut engendrer, alors elle a eu le courage de parler à son tour. Ce genre de rencontre a changé mon regard à vie.

Lou : N’est-ce pas un peu morbide pour un artiste d’exercer son talent à travers chaque événements dramatiques ?

Sauf que j’ai écrit la pièce avant ! Et il serait morbide que les attentats m’empêchent de continuer à la jouer...

JM : Sauriez-vous faire une fiction des attentats de Bruxelles, faire d’un de ses auteurs un de vos personnages ? Sauriez-vous faire preuve d’autant de compréhension et d’empathie ?

Oui. Parce qu’un de ces gars, ça aurait pu être moi. C’est la vérité. C’est ça l’horreur de tous ces attentats. C’est que je partage la même foi que des victimes et des bourreaux. Ce que je dis dans la pièce ne cautionne ni ne justifie en rien les crimes. Ces criminels qui sont venus tuer en France et en Belgique ne sont rien d’autre que ça, des criminels. Mais dire que ce n’est pas l’islam et qu’ils ne sont pas musulmans, pour le croyant que je suis, d’abord, ce serait un mensonge, et puis ça empêcherait de trouver des solutions. Donc pour trouver des solutions, il faut que je comprenne pourquoi ils ont fait ça. Et pour comprendre, l’auteur que je suis se doit d’avoir de l’empathie pour les personnages qu’il écrit.

Juliette : Depuis le début vous parlez de résistance mais pas de catharsis comme le titre du débat. Est-ce qu’écrire vos pièces vous sert de catharsis à vous-même ? Et au public ?

Oui, d’abord à moi. C’est salvateur d’en parler tant de fois. Très souvent, on joue trois fois par jour. On n’arrête pas de parler de ça. Dans les débats, ensuite, ça nous permet aux comédiens et à moi d’en parler. C’est une catharsis pour nous et pour le public aussi. Mais pas seulement par rapport au terrorisme. Car le spectacle parle surtout de problèmes politiquement incorrects. Par exemple quand je parle de Reda et Valérie, on sent bien que ça fait du bien aux jeunes qui vivent ce genre de situations, et aux adultes, qui peuvent en parler sans qu’on les traite de racistes ou d’islamophobes.

Un bruxellois : Comme de très nombreux Belges, j’ai eu l’occasion de voir la pièce à la télévision. Les personnages sont quand même une belle bande de pieds nickelés, et m’ont rappelé les protagonistes du film « Four Lions ». Ce film a-t-il été une source d’inspiration ?

Oui tout à fait. j’ai eu deux sources d’inspiration. La première, c’est le nombre incalculable de comédies françaises que j’ai bouffées dans ma vie. Et ce n’est pas un hasard s’ils sont trois, car j’ai été nourri au biberon par les Inconnus. Et la deuxième source, c’est effectivement ce film, « Four Lions » : quand je l’ai vu, je me suis dit qu’il fallait vraiment en avoir, pour rire d’un sujet pareil. Et donc j’ai voulu faire la même chose.

Adele : On a constaté la destruction de certains monuments et lieux culturels par des groupes terroristes (je pense notamment aux ravages de Daech à Palmyre), en quoi l’art est-il une menace pour le terrorisme ?

Par la transgression. Ce qu’ils veulent eux, c’est un monde régi par des règles opaques, précises, dures et obscures. L’art transgresse tout ça sans arme, insidieusement, et aucune de leurs kalachnikovs ne peut le combattre. Donc ça leur fait peur. Et pour notre société, l’art coûte moins cher qu’un F16.

Yaya : Vous venez de Schaerbeek, est-ce que l’image qu’on en donne vous choque ?

Oui ! Ce n’est pas du tout ce qu’on en dit. Est-ce qu’il y a des poches de radicalisation dans Schaerbeek ou dans Molenbeek ? Oui il y en a. Comme à Saint-Denis, comme à Marseille, comme à Londres, comme dans de nombreuses villes européennes. La différence en Belgique, c’est le clivage, la manière dont des parties de la population se sont retrouvées empaquetées dans des coins de la ville. Ça, il va falloir que ça change. Mais sinon, Schaerbeek est une commune magnifique avec le plus beau parc de Bruxelles, le parc Josaphat.

X : Allez-vous bientôt jouer en France ?

On a plusieurs dates prévues. La prochaine, c’est le 15 avril à Trappes, où on va jouer devant des lycéens. On avait déjà joué à Arras le 11 juin deux représentations, l’une scolaire, l’autre tout public. C’était la première fois en France. C’était complet, il y a eu un débat à chaque fois, ça a été une expérience magnifique. On devait jouer en décembre à Lyon mais c’était juste après les attentats. La France était en état d’urgence et les représentations ont été annulées « pour ne pas mettre de l’huile sur le feu », selon l’expression de la préfecture.