Jerzy Skolimowski en 2010. | SKOPIA FILMS/The Kobal Collection / Aurimages

« Tant qu’il n’est pas dans l’avion, on ne peut pas être sûr qu’il viendra », se disaient, il y a quinze jours, les organisateurs du festival Itinérances d’Alès (Gard). Mais il est venu. Vieux loup solitaire réputé imprévisible, Jerzy Skolimowski était l’invité de la 34e édition de la manifestation (18-28 mars). Il y a présenté différents films, dont 11 minutes, fiction post-11-Septembre toujours en quête d’un distributeur français. Peu désireux d’évoquer les affaires de censure qui ont récemment secoué son pays, la Pologne, et encore moins le contexte politique dans lequel elles s’inscrivent, il a remonté avec nous le fleuve de sa vie et de son œuvre. Une trajectoire tumultueuse sur laquelle il s’est toujours tenu souple et debout, sans jamais cligner des yeux. Comme un boxeur sur le ring.

Il faut croire que cela conserve. A moins que ce soit le bloody mary qu’il a tété tout au long de l’après-midi. Toujours est-il qu’à près de 80 ans l’homme porte beau. Les cheveux blanc immaculé, les yeux bleu glace sous ses petites lunettes noires, il a gardé un corps musculeux, réactif, qui se met en mouvement au moindre souvenir vivace.

Plus de vies qu’un vieux chat

Fer de lance, avec Roman Polanski, de la Nouvelle Vague polonaise, auteur de chefs-d’œuvre comme Le Départ, Deep End, Le Cri du sorcier, Travail au noir ou, plus récemment, Essential Killing, Jerzy Skolimowski a vécu plus de vies qu’un vieux chat. Son tempérament d’irréductible solitaire, farouchement ambitieux, a été façonné, soutient-il, par la guerre, les bombardements qui l’ont défiguré étant bébé, une petite enfance coupée du monde pour protéger les activités clandestines de ses parents résistants. A peine sorti de l’adolescence, il s’est fait poète et boxeur, acteur et même un peu batteur de jazz.

Il a aussi été peintre, mais plus tard – une fois quittée la Pologne, abandonnée la Belgique, désertée l’Angleterre, une fois adoptées la Californie, les plages de Malibu et leurs vues enchanteresses. En 1992, son adaptation de Ferdydurke, de Witold Gombrowicz, sur laquelle il porte aujourd’hui un jugement sévère, avait fini par l’écœurer du cinéma. « La qualité de Gombrowicz est dans la langue, qu’il manœuvre d’une manière extraordinaire, révélant pratiquement des significations secrètes aux mots. Et moi, j’ai voulu faire le film en anglais ! Avec des acteurs qui avaient tous des accents différents… Comme artiste, je m’étais perdu. » Pendant les dix-sept années qui ont suivi, il s’est tenu à l’écart des plateaux, sauf pour faire l’acteur chez les autres. Et a vécu de son activité de peintre.

Le cinéma est venu par la bande, alors qu’il fréquentait la scène jazz clandestine

Le cinéma était venu par la bande, alors qu’il fréquentait la scène jazz clandestine, éclairant les spectacles du compositeur Krzysztof Komeda (qui signera plus tard la musique de ses premiers films). Il se voyait plutôt devenir poète lorsque Andrzej Wajda, qui écrivait alors un scénario sur la jeunesse, l’a approché en voisin, dans le cadre d’une résidence d’écrivains, pour lui demander son avis.

Ne connaissant rien au 7e art (« mes films préférés, à l’époque, c’était Clochemerle et Fanfan la Tulipe !  »), le jeune trublion n’a pas ménagé ses critiques. Et son audace a fait mouche. Wajda lui a proposé d’écrire une version du scénario, qui devint Les Innocents Charmeurs. Il lui a offert un petit rôle (de boxeur) dans le film, et conseillé de passer le très sélectif concours de l’école de cinéma de Lodz où Roman Polanski, fraîchement diplômé, l’a aussitôt alpagué. Pendant les quinze jours que durait le concours, ces jeunes gens qui ne se doutaient pas que leur amitié résisterait aux soixante années à venir ont passé leurs nuits à écrire, ensemble, le scénario du Couteau dans l’eau, le premier long-métrage de l’aîné.

A l’école, Skolimowski œuvre à réaliser son propre long-métrage, concevant chacun des courts qu’il devait faire dans le cadre de sa scolarité comme une partie d’un film plus grand. Signe particulier : néant sera son titre français. Il ouvrait la voie à une série d’œuvresà forte connotation autobiographique, exprimant la condition de la génération dite « non héroïque » (trop jeune pour avoir fait la guerre), qui était celle de l’auteur.

Dès cette époque, le jeune cinéaste développe une écriture très personnelle, syncopée, synthèse d’embardées free-jazz, de joutes de boxe, d’associations d’idées tendant vers le surréalisme, rehaussée d’un zeste d’humour noir. Cette musicalité qui lui vaudra l’admiration de Jean-Luc Godard, prendra au fil du temps des formes différentes mais restera une constante de son cinéma. Sa veine autobiographique, en revanche, sera interrompue par la censure de Haut les mains !, dont la charge antistalinienne fut peu appréciée. En le poussant à l’exil, cette sanction brisera son « assurance », comme il s’en explique dans le sombre et beau prologue qu’il ajoutera au film pour sa sortie officielle, en 1981.

Un usage inouï de la couleur

Jeté dans le monde sans parler anglais ni aucune autre langue, le cinéaste-boxeur saisit les opportunités pour le meilleur (Le Départ, avec Jean-Pierre Léaud, 1967) ou pour le pire (Roi, dame, valet avec Claudia Cardinale et Gina Lollobrigida, 1972). La virtuosité de sa caméra, qui n’aime rien tant que filmer la vitesse, la bagarre, les voitures, se double bientôt d’un usage inouï de la couleur qui n’est pas sans rappeler la manière de son ami Nicolas Roeg, avec qui il se reconnaît volontiers une forme de parenté.

La dernière grande période de Skolimowski a commencé il y a dix ans, avec son retour en Pologne. Lorsqu’il a pris conscience qu’il lui restait quatre jours pour écrire un scénario promis de longue date au producteur Paulo Branco, sous peine de devoir rembourser une avance déjà dépensée, il a retrouvé la vivacité des grands jours et écrit d’une traite, avec son épouse et productrice Ewa Piaskowska, Quatre nuits avec Anna. Quelques mois plus tard, le film faisait l’ouverture de la Quinzaine des réalisateurs et, bientôt, Essential Killing entrait en production. Face à l’indomptable Vincent Gallo, qui jouait le rôle principal du taliban traqué, le vieux cinéaste s’est souvenu qu’un tournage aussi pouvait ressembler à un match de boxe.