Nadejda Savtchenko dans le box des accusés lors de son procès à Donetsk le 22 mars 2016. | VASILY MAXIMOV / AFP

L’énoncé du verdict a duré deux jours, contraignant l’ensemble de l’auditoire à y assister debout pendant des heures, comme le veut l’usage en Russie, en se dandinant d’un pied sur l’autre. Puis, la sentence prononcée par le tribunal de la ville russe de Donetsk, dans la région de Rostov-sur-le-Don, est tombée : Nadejda Savtchenko a été condamnée, mardi 22 mars, à 22 ans de prison et une amende de 30 000 roubles (394 euros), suivant de peu les réquisitions du parquet, qui avait réclamé une peine de 23 ans, pour « complicité de meurtre » après la mort de deux journalistes russes tués en juin 2014 dans le Donbass, dans l’est de l’Ukraine, et « franchissement illégal de la frontière russe ».

« L’Ukraine ne reconnaîtra jamais ce tribunal, ni ce soi-disant verdict ! », a réagi le président ukrainien, Petro Porochenko

Dès lundi, le juge Leonid Stepanenko n’avait laissé aucune chance à l’accusée en décrivant les motifs : « haine et animosité envers les citoyens de Louhansk et les gens parlant russe en général ». Sans surprise non plus, la pilote ukrainienne a déclaré qu’elle ne reconnaissait pas le verdict et qu’elle ne se pourvoirait pas en appel. « L’Ukraine ne reconnaîtra jamais ce tribunal, ni ce soi-disant verdict ! », a réagi aussitôt le président ukrainien, Petro Porochenko, sur son site officiel, en affirmant que Vladimir Poutine lui avait promis de libérer la pilote lors de précédentes rencontres.

Emblème du conflit Moscou-Kiev

Commencé six mois plus tôt, le 22 septembre 2015, dans cette petite ville russe de province située loin de Moscou mais à un jet de pierre de la frontière avec l’Ukraine, le procès de « Nadia » Savtchenko est devenu le prolongement judiciaire du conflit meurtrier qui oppose les séparatistes prorusses soutenus par Moscou au pouvoir central de Kiev. Audience après audience, il a cristallisé les tensions autour de cette femme de 34 ans, pugnace, vindicative, animée d’un nationalisme sans faille et considérée désormais comme un symbole de résistance dans son pays, où elle est devenue députée alors qu’elle se trouvait en détention. Sourire sarcastique plaqué aux lèvres, Nadia Savtchenko n’a pas dérogé à son image, mardi, en se mettant à chanter à tue-tête, quelques minutes avant la sentence Gorila china palala (« un pneu en feu brûlait, flambait »), un des hymnes entonnés par les manifestants de la place Maïdan, à Kiev, lors des événements de l’hiver 2013-2014.

Ni ses démentis ni les appels à sa libération qui se sont multipliés en Occident n’ont fait dévier le tribunal de Donetsk. A bout de nerfs, mardi, l’un de ses trois avocats, Mark Feïguine, envoyait un message sur Twitter, tandis que le juge continuait de dévider l’énoncé du verdict d’un ton monocorde : « Niveau 2 du cours de faculté de droit en termes de raisonnement. » Un autre s’était mis à lire, toujours debout, Civil War Quarterly, un magazine consacré à la guerre civile aux Etats-Unis…

Détenue en Russie depuis l’été 2014, Nadejda Savtchenko a été jugée coupable d’avoir communiqué la position des journalistes Igor Korneliouk et Anton Volochine, fauchés par un tir de mortier, le 17 juin 2014, près de Louhansk, un fief séparatiste dans le Donbass. Officier dans l’armée, elle avait rejoint le bataillon Aïdar, composé de volontaires ukrainiens, une unité controversée, accusée par Amnesty International d’avoir commis des exactions. Quelques jours plus tard, début juillet, les autorités russes annonçaient avoir arrêté la pilote. Or, cette dernière a toujours affirmé avoir été emmenée de force sur le territoire russe, et ses avocats ont démontré, à l’aide de son téléphone portable, qu’elle avait déjà été capturée par les séparatistes à l’heure de la mort des deux journalistes, avant d’être « livrée » en Russie, où, selon la version officielle, elle aurait cherché à se réfugier, malgré son uniforme.

La question des prisonniers

La condamnation prononcée, l’affaire Savtchenko ne s’arrête pas au verdict d’un petit tribunal ordinaire. Un autre volet commence, directement lié à l’application des accords de Minsk. Signés dans la capitale biélorusse en février 2015 pour tenter de mettre fin aux hostilités dans l’est de l’Ukraine, ces accords, aujourd’hui en panne, prévoient explicitement l’échange de prisonniers. Côté russe, ils seraient entre 10 et 25, tous arrêtés en 2014, dont Oleg Sentsov, le réalisateur ukrainien de Crimée, condamné, le 25 août 2015, à 20 ans de colonie pénitentiaire par un tribunal militaire de Rostov-sur-le-Don pour « organisation terroriste ». Pour les mêmes motifs, Alexandre Koltchenko, un militant d’extrême gauche, s’était vu infliger une peine de 10 ans. En déplacement à Bruxelles, jeudi 17 mars, le président Petro Porochenko avait lui-même cité le chiffre de « onze prisonniers politiques » ukrainiens détenus en Russie.

Nadia Savtchenko, héroïne dans son pays, est un butin qui se monnaye cher

Côté ukrainien, leur nombre est imprécis mais au moins deux d’entre eux sont connus. Il s’agit d’Evgueni Erofeïev et Alexandre Alexandrov, deux militaires russes blessés et faits prisonniers à une quinzaine de kilomètres de Louhansk, dans une zone contrôlée par les forces gouvernementales ukrainiennes. Ils sont aujourd’hui en cours de jugement. Lors de sa traditionnelle rencontre avec la presse, le 17 décembre 2015, Vladimir Poutine s’était déclaré favorable à un « échange équitable » de prisonniers « tous contre tous et non sélectivement ». Nadia Savtchenko, héroïne dans son pays, est un butin qui se monnaye cher. Mardi, le président ukrainien a redit qu’il était « prêt » à rendre les deux militaires russes dans « une approche conforme aux accords de Minsk ». Attendus à Moscou mercredi, le ministre allemand des affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier, puis le secrétaire d’Etat américain, John Kerry, trouveront le dossier « Minsk » sur la table des discussions, au-dessus de tous les autres.