La généralisation du CV anonyme n’aura pas lieu. Le ministre du travail, François Rebsamen l’a annoncé, mardi 19 mai, en présentant 13 mesures pour lutter contre les discriminations en entreprise, inspirées du rapport d'un groupe de travail présidé par Jean-Christophe Sciberras, ex-patron de l'Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH), remis dans la matinée au gouvernement.

Ce rapport rejette le « caractère obligatoire de l’anonymisation des CV », jugé globalement « inefficace » et « coûteux ». C’est la loi sur l’égalité des chances, qui, le 31 mars 2006, avait rendu le CV anonyme obligatoire pour toutes les entreprises de plus de 50 salariés. Il n’a toutefois jamais été appliqué, faute de décrets d’application.

En 2006, le CV anonyme était apparu comme une excellente idée pour lutter contre les discriminations à l’embauche. Les études allemande (« Anonymous job applications of fresh Ph.D economists », d’Annabelle Krause, 2012) et suédoise (« Do anonymous job application procedures level the playing field » ? d’Olof Åslund et d’Oskar Skans, 2012) en ont établi l’efficacité dans leur pays respectif. L’enquête suédoise a montré que « les procédures anonymes augmentent les chances des femmes et des candidats d’origine non occidentale d’accéder aux entretiens d’embauche ». Aux Pays-Bas aussi, « l’étude [« Blindfolded Recruiting », de Martin Boeg et Erik Kranendonk, 2013] a montré un effet très positif de l’anonymat pour les personnes issues de l’immigration au stade du tri des CV », rapporte le sociologue Jean-François Amadieu, qui a créé en 2003 l’Observatoire des discriminations.

« Inefficace sur le fond comme sur la forme »

En France, le CV anonyme a parfois été mis en œuvre, mais à tout petits pas. « La France traîne plutôt des pieds », estime M. Amadieu. La région Aquitaine et le Conseil général de l’Essonne ont mis en place un recrutement de cette nature. Mais les entreprises sont restées très en retrait ; 4 % seulement l’appliquaient, selon une enquête 2013 de l’Association pour l’emploi des cadres. « Jugé inefficace sur le fond comme sur la forme, pour les petites entreprises, le CV anonyme est source de difficultés. C’est un outil inopérant », estime Thibault Lanxade, vice-président du Medef chargé des TPE-PME. Le rapport Sciberras dénonce « la lourdeur et les éventuels effets pervers qu’il peut introduire dans les processus de recrutement », « son coût, les modalités pratiques, la nécessité d’anonymiser également la lettre de motivation ».

Le CV anonyme, bien qu’inscrit dans la loi, a toujours été l’objet de polémiques. Les associations qui y sont favorables, comme l’association antiraciste La Maison des Potes, lasses de réclamer son entrée en vigueur, ont saisi en juillet 2014 le Conseil d’Etat, qui a enjoint au premier ministre de prendre un décret d’application pour une mise en place dans les six mois. Mais cet ultimatum n’a pas été respecté.

Lire : Le gouvernement sommé de généraliser le CV anonyme

Après la conférence sociale de juillet 2014, une mission a été confiée à un groupe constitué de partenaires sociaux, d’acteurs de l’emploi et d’experts pour « formuler des propositions pour éclairer la décision publique ». Parmi eux se trouve Thomas Le Barbanchon, co-auteur avec deux autres économistes de l’Ecole d’économie de Paris et du Crest, Luc Behaghel et Bruno Crépon, de la première étude d’impact en 2011 du CV anonyme réalisée en France pour tester la faisabilité de sa généralisation. Le rapport remis aujourd’hui s’est appuyé sur cette étude réalisée dans huit départements, et qui, contrairement aux autres études européennes, concluait à un impact partiellement négatif du CV anonyme contre la discrimination.

La fin de la « lecture contextualisée » du CV

Menée avec Pôle emploi et des entreprises clientes de l’opérateur public, l’évaluation établit d’une part que l’anonymat « contrecarre la tendance des recruteurs à favoriser leurs semblables ». Ce qui est efficace contre les discriminations de genre. Mais d’autre part qu’« il pénalise les candidats issus de l’immigration ou résidant en zone urbaine sensible ». Ces candidats ont 1 chance sur 22 d’obtenir un entretien par CV anonyme (contre 1 chance sur 6 pour les autres candidats), alors qu’ils ont 1 chance sur 10 (contre 1 chance sur 8) avec des CV nominatifs !

Lire aussi : La généralisation du CV anonyme divise associations, entreprises et chercheurs

Ces résultats, qui furent alors contraires aux attentes du gouvernement, sont à manier avec prudence, souligne l’économiste Luc Behaghel, nominé au prix du meilleur jeune économiste 2015. Car les entreprises ont participé à l’expérimentation sur la base du volontariat et étaient probablement « les meilleurs de la classe ». L’anonymat a donc pu empêcher la discrimination positive. « Les recruteurs font une lecture contextualisée du CV, qui disparaît dans un CV anonyme », note M. Behaghel. Ce que dit aussi le groupe de travail : « Le CV anonyme ne permettrait pas de valoriser les différences », il « irait à l’encontre de la liberté de choix de l’entreprise et des candidats ». Ce à quoi Jean-François Amadieu réplique que « faire jouer les différences, ça s’appelle discriminer ».

Il existe trois types de recruteurs : le discriminant, le neutre et le non-discriminant, explique Yannick L’Horthy, professeur d’économie à l’Université Paris-Est. « Les premiers utiliseront d’autres canaux de recrutement, pour les seconds ça ne change rien, mais les non-discriminants ne pourront plus appliquer la diversité. La bonne réponse contre la discrimination n’est donc pas d’ôter une information mais d’en ajouter », dit-il. Car « c’est le manque d’information qui pousse l’employeur à exploiter tous les critères à sa disposition pour sélectionner ». Deux expériences menées en 2012 ont montré l’efficacité des labels – de type « Nos banlieues ont du talent », ou « Meilleur apprenti de France » – pour compenser la discrimination à l’embauche.

« Risques de démarches de contournement »

Enfin, le CV anonyme « risquerait de conduire à des démarches de contournement avec l’utilisation accrue d’Internet comme mode de recrutement », pointe aussi le rapport. En 2015, le CV est rarement le seul canal de recrutement. « Le premier contact pour le recrutement passe davantage par les réseaux sociaux et la cooptation, indique Sébastien Bompard, président d’A compétences égales, une association qui fédère les cabinets de recrutement qui s’engagent contre les discriminations. Rétablir l’anonymat sur le CV dans un second temps est un non-sens », explique M. Bompard, également membre du groupe qui a élaboré le rapport.

A la table du groupe de travail, le rejet du caractère obligatoire du CV anonyme n’a pas fait l’unanimité, à une voix près, celle de Samuel Thomas, délégué général de la Maison des Potes, association antiraciste à l’origine de la saisine du Conseil d’Etat. Le groupe de travail a fait dix-sept autres propositions pour lutter contre les discriminations à l’embauche, qui promettent autant de nouvelles polémiques.