Lors du défilé Chanel, le 3 mai, sur le Paseo del Prado, à La Havane. | Olivier Saillant

Dans le climat de changements que vit actuellement l’industrie de la mode (regroupement des défilés homme et femme, mise en vente immédiate des collections dans la foulée des fashion weeks, renouvellement des boutiques physiques face au succès de l’e-commerce), la « croisière » prospère. Ces collections présentées entre début mai et début juin doivent leur nom à une pratique désuète : celles des croisières d’automne pour lesquelles les riches Américaines du début du XXe siècle réclamaient aux grands noms de la couture des vestiaires de circonstance.

Aujourd’hui très stratégiques (ce sont elles qui restent le plus longtemps en boutique, de novembre à mai), pensées et produites avec le même soin que les collections automne-hiver et printemps-été, ces garde-robes sont dévoilées à grands frais ; les griffes les plus prestigieuses transportant leurs défilés dans des lieux exclusifs et dépaysants.

Terre de fantasmes

La saison 2016 commence très fort : Chanel a posé ses bagages griffés du double C à La Havane. Après le pape François, Barack Obama et les Rolling Stones, c’est l’institution du chic français et son créateur star Karl Lagerfeld qui débarquent sur l’île dont les mutations actuelles fascinent le reste du monde. Cuba est de toute façon une terre de fantasmes au cœur des Caraïbes. Ex-eldorado glamour arrosé au rhum – où se côtoyaient mafia américaine, stars hollywoodiennes, politiciens corrompus et intellectuels –, plongé dans les ténèbres économiques par la révolution castriste, Cuba semble aujourd’hui vivre ses propres clichés avec le même naturel que Rome ou Los Angeles.

La collection mélange culture Chanel et emprunts au style cubain. | Olivier Saillant

Palais baroques en ruine transformés en appartements communautaires, volée de voitures américaines rescapées des années 1950 et désormais taxis, façades aux pastels vaillants sous le soleil brutal, Cubains qui pêchent, boivent, flirtent ou flânent sur le Malecon, le grand boulevard côtier de La Havane, policiers qui fument le cigare adossés à leur véhicule… Le joyau en ruine attise encore les fantasmes romantiques mais aussi des appétits plus terrestres : dans la foulée de la politique d’ouverture instaurée par Raul Castro, les promoteurs immobiliers américains rêvent déjà de réinvestir les palaces décrépis qui émaillent la côte.

Rencontre entre luxe capitaliste et héritage communiste

Sur la route vers son nouveau destin, Cuba a donc croisé Chanel. Que peut donner la rencontre d’un symbole du luxe capitaliste et d’un pays quasi vierge de publicité où les seules boutiques de marque sont celles d’Adidas et de Puma ? Certainement pas un discours politisé. « Notre présence est justifiée uniquement par l’inspiration du défilé, une volonté de représenter la culture française [le show a lieu pendant le mois de la culture française], assure Bruno Pavlovsky, président des activités mode de Chanel. Nous avons bien conscience du décalage qui existe entre Chanel et la vie quotidienne à Cuba et nous n’avons pas d’autre prétention que de montrer des endroits inspirants et riches en histoire. Il est important pour une maison comme la nôtre de créer ces moments privilégiés avec la presse et les clients. Avec le digital, tout le monde voit tout mais, comme pour un concert, rien ne remplace l’expérience physique et humaine ; c’est ce qui donne sens et consistance à une marque et augmente du coup sa puissance dans le monde digital. »

L’expérience en question est dirigée par Karl Lagerfeld, son chef d’orchestre de toujours qui n’hésite pas à poser pour des photos avec les Cubains qui s’attroupent poliment sur son passage. Le créateur offre une réponse pragmatique à ceux qui mettent en question ce déploiement de luxe en terre castriste. « On fait bien des défilés en Chine. Et puis cela fait marcher l’économie, sans compter l’image de tolérance que cela donne. » A distance des polémiques, il entend exprimer son propre fantasme cubain : « J’aime imaginer, laisser place à l’intuition, la réalité ne m’intéresse pas tellement. »

Une collection complète, moderne et fraîche. | Olivier Saillant

Son idée de Cuba a donc pris vie le soir du 3 mai, sous les arbres du Paseo del Prado, une artère dessinée en 1928 par un architecte français et bordée d’immeubles décadents, où les habitants sont venus profiter du spectacle. La collection est un mélange équilibré et distancié de culture Chanel et d’emprunts à un style cubain pré et post-révolutionnaire. Les appliqués de feuilles de Monstera deliciosa affleurent sous les jupons monochromes, les filles fument le cigare en tailleurs à large pantalon au chic androgyne. Les tweeds imitent les lignes de la guayabera, blouse traditionnelle cubaine à poches et plis plats, les vestes kaki, les cuirs lavés aux textures trompe-l’œil, les bérets à paillettes évoquent de loin le Che et la guérilla.

Plus pop, les tee-shirts « Coco Libre » croisent jupes et pyjamas aux imprimés de voitures fifties, minirobes volantées à paillettes. Le colorama pastel est emprunté aux façades de La Havane. Complète, moderne et fraîche, la collection remplit parfaitement sa mission de vestiaire « croisière » : c’est bien du luxe, efficace, prêt à répondre aux envies des clientes Chanel. Mais la part de rêve et de fantasme qu’elle véhicule est à tout le monde.

Le défilé Chanel à La Havane

Cuba: défilé inédit de Chanel à La Havane
Durée : 00:48