Peuplement mêlé de conifères et de feuillus en été, en Alsace | Ernst-Detlef Schulze

Le rôle des forêts dans la régulation du climat de la planète est souvent réduit à leur fonction de puits de carbone. Cette fonction est effectivement majeure, puisque le couvert boisé du globe, qui s’étend sur près de 4 milliards d’hectares (30 % des terres émergées), dont plus de la moitié dans la zone tropicale, absorbe chaque année le quart des émissions humaines de CO2, réduisant d’autant le réchauffement. Mais, de façon tout aussi cruciale, le manteau forestier influe aussi sur le climat par le cycle hydrique (95 % de l’eau absorbée par la végétation retourne dans l’air par évapotranspiration) et par les flux d’énergie (feuilles et branches captent une partie du rayonnement solaire).

C’est à ces mécanismes, souvent négligés dans l’impact de la déforestation et des modes de sylviculture sur les températures terrestres, que s’attachent deux études publiées, jeudi 4 février, dans la revue Science. La première, conduite par des chercheurs français du Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (CEA, CNRS, université de Versailles-Saint-Quentin), risque fort de heurter forestiers comme écologistes, en allant à contre-courant des idées admises. Elle conclut, en substance, que les forêts d’Europe, telles qu’elles sont gérées, ne contribuent pas à tempérer le réchauffement climatique.

Moins de stockage de carbone

Kim Naudts et ses collègues ont reconstruit 250 ans d’histoire de la gestion des forêts européennes, du milieu du XVIIIe siècle à nos jours, et fait tourner un modèle reproduisant leur croissance ainsi que les interventions humaines qui les ont fait évoluer. Plusieurs paramètres ont été intégrés. L’augmentation de la superficie boisée du continent qui, après un recul de 190 000 km2 entre 1750 et 1850, a bénéficié ensuite de 386 000 km2 de reboisement, soit un gain net de 196 000 km2. La conversion de peuplements de feuillus (comme le chêne), qui ont perdu 436 000 km2 depuis 1850, en populations de conifères (pin sylvestre et épicéa) au marché plus porteur, qui ont gagné 633 000 km2. La conversion encore de 218 000 km2 de taillis en futaies. Mais aussi le remplacement des forêts naturelles par des forêts gérées, qui représentent aujourd’hui plus de 85 % du couvert boisé européen.

Les résultats de cette modélisation sont pour le moins surprenants. Sur les deux siècles et demi écoulés, les forêts d’Europe ont stocké environ 10 % de carbone de moins (précisément 3,1 milliards de tonnes) que si elles étaient restées gérées comme en 1750, c’est-à-dire majoritairement peuplées d’essences feuillues et proportionnellement moins exploitées. « Les forêts gérées séquestrent temporairement davantage de carbone que les forêts non gérées, mais le stock de carbone accumulé sur le long terme y est largement inférieur », explique Aude Valade, chercheuse à l’Institut Pierre-Simon Laplace et cosignataire de ce travail.

Ce n’est pas tout. Du fait principalement de la priorité donnée aux conifères sur les feuillus, qui réfléchissent une part plus importante du rayonnement solaire et qui, perdant leurs feuilles en hiver, accroissent le pouvoir réfléchissant (albédo) des sols enneigés découverts, la température des basses couches de l’atmosphère a grimpé de 0,12 degré Celsius durant l’été, la variation n’étant pas significative le reste de l’année. Un pouvoir réchauffant qui, même s’il n’est pas considérable, signifie que les peuplements sylvestres n’ont pas l’effet rafraîchissant escompté.

« Notre étude montre que la gestion forestière, telle qu’elle a été pratiquée depuis 250 ans en Europe, n’a pas permis d’atténuer le réchauffement climatique et a plutôt contribué, au contraire, à le renforcer », résume Aude Valade. Elle n’en conclut pas pour autant qu’il faut cesser d’exploiter et d’entretenir les forêts pour les laisser revenir à leur état naturel, mais qu’il faut « mettre en avant, plutôt que leur rôle dans la régulation du climat, les services écosystémiques qu’elles rendent, en protégeant la biodiversité ou en limitant l’érosion des sols ».

Réalité des différents pays

Directeur du groupement d’intérêt public sur les écosystèmes forestiers Ecofor, Jean-Luc Peyron exprime des réserves sur cette publication, à laquelle il n’a pas participé. D’une part, observe-t-il, les résultats avancés pour l’ensemble de l’Europe ne prennent pas en compte la réalité des différents pays. La forêt française a ainsi doublé de superficie depuis 1850, pour atteindre 16 millions d’hectares, et le volume de bois par hectare a presque quintuplé. Si bien que cette biomasse séquestre aujourd’hui 8 % des émissions nationales annuelles de gaz à effet de serre, selon l’Office national des forêts.

D’autre part, ajoute-t-il, « cette étude ne dresse pas le bilan carbone complet des forêts ». En particulier, elle ne prend pas en compte les émissions de CO2 évitées par l’exploitation du bois, comme combustible ou matériau, à la place de ressources non renouvelables. Si elles n’étaient pas gérées, poursuit-il, les forêts seraient plus exposées aux tempêtes et aux incendies, donc plus susceptibles de relâcher du carbone. En moins bonne santé, elles seraient également moins aptes à faire face au changement climatique et aux sécheresses. En somme, « il est trompeur de laisser croire que pour gérer au mieux le changement climatique, il convient de ne pas gérer la forêt ».

Double effet de la déforestation

La seconde étude, menée par des chercheurs de l’Institut pour l’environnement et le développement durable d’Ispra (Italie), est très différente. D’abord par son échelle : elle porte sur l’ensemble des forêts du monde, mais sur la seule décennie 2003-2012. Ensuite par sa méthode : elle repose sur des mesures, par satellite, des variations de la superficie boisée, des températures de surface et des échanges de chaleur et d’eau.

Il en ressort que la déforestation, qui affecte les flux d’énergie et de vapeur d’eau entre le sol et l’atmosphère, a pour conséquence de faire monter très notablement les températures moyennes locales, à l’exception des régions boréales. La hausse est d’environ 1 °C dans les zones tempérées et tropicales, et elle dépasse 2 °C dans les zones arides. L’ampleur de ce phénomène, jusqu’alors évalué par des modèles et non par des observations directes, faisait jusqu’ici débat parmi les scientifiques.

Le déboisement agit ainsi sur le climat non seulement par la libération du carbone stocké dans les arbres, mais aussi par la modification des transferts énergétiques et hydriques opérés par la forêt. Ce deuxième processus est loin d’être négligeable : les chercheurs ont calculé que sa contribution au réchauffement global équivaut à 18 % de l’effet du relargage de carbone dans l’atmosphère.

La morale finale est simple. Pour contrer le dérèglement climatique, il faut peut-être changer de gestion des forêts, mais à coup sûr mettre fin à la déforestation.