Les jeunes sont des acteurs sociopolitiques clés dans le monde et en Afrique. Ils marquent leur présence, à la fois localement et mondialement, grâce à la production culturelle populaire, notamment la danse. Ces nouvelles créations artistiques réalisées par la jeunesse s’expriment désormais sur Internet.

L’analyse des musiques en Afrique est trop souvent privilégiée au détriment de l’étude de la production corporelle et aux réactions physiques face à la musique, la danse. La littérature scientifique récente ignore largement cette dernière. Les corps dansants expriment et communiquent non seulement des réponses émotionnelles, mais ils incarnent aussi l’histoire et la culture.

Le corps des interprètes est affiché publiquement dans l’intention d’attirer le regard du public, et lorsque la technologie disponible pour travailler est limitée, le corps devient un centre d’expression important. Nouvelle culture populaire urbaine contemporaine en Afrique, le corps danse désormais dans le monde virtuel d’Internet, d’où il peut être vu par des millions de personnes.

Le grand intellectuel Arjun Appadurai suggère que cette intégration du corps et sa médiation par l’intermédiation de la technologie mondialisée créent un monde où l’imagination devient, dans sa relation avec l’image, une pratique sociale. Il estime que « le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui est caractérisé par le nouveau rôle de l’imagination dans la vie sociale. L’image, l’imaginé, l’imaginaire sont tous des termes qui nous dirigent vers quelque chose d’essentiel et de nouveau dans les processus mondiaux : l’imagination en tant que pratique sociale ».

Le kuduro angolais et Internet

Le kuduro illustre parfaitement la manière dont l’imagination donne force aux pratiques sociales. Des centaines de vidéos, créées dans la banlieue de Luanda, montrent des jeunes danseurs effectuant leurs chorégraphies sur un style musical appelé kuduro. Parmi ces vidéos téléchargées sur Internet, beaucoup présentent des danseurs amputés – de jeunes hommes ayant perdu une jambe sur des mines antipersonnel posées pendant la guerre civile en Angola.

Ces danseurs mettent fièrement en avant leurs prothèses, soulignant de fait l’histoire récente de leur pays. « [Le kuduro] provient du lexique des membres tordus, se distinguant par des chutes soudaines au sol, les pieds courbés vers le visage ; en un mouvement, une prothèse de pied devient un téléphone portable, porté à l’oreille », explique Jayna Brown dans son ouvrage sur les cultures populaires mondiales. La danse populaire révèle ici un contexte dans lequel les corps, parfois stigmatisés socialement, veulent être regardés et disent quelque chose.

Les jeunes en Afrique jouent un rôle visible, quoique largement méconnu, de créateurs de culture ou de lanceurs de tendances artistiques – ces tendances étant désormais affichées mondialement par le biais d’Internet, et en particulier sur YouTube. Partout dans le monde, il est possible d’écouter et de télécharger sur YouTube des vidéos de danses émergeant des villes africaines, ainsi que des vidéos de récents concerts.

Les applications sur smartphones telles que WhatsApp permettent aux jeunes Africains vivant à l’étranger de rester facilement informé des dernières tendances et performances en matière de danse dans les différentes villes africaines du Caire au Cap. Il existe d’innombrables exemples de jeunes Africains de la diaspora qui s’approprient les pas de danses populaires qu’ils voient circuler sur Internet pour créer leurs propres styles.

À Paris, le « coupé-décalé », une danse venue d’Abidjan, se mélange parfois avec d’autres danses des clubs européens, produisant des pas de danses hybrides qui sont ensuite diffusés sur YouTube. Vues par les danseurs de « coupé-décalé » d’Abidjan, qui peuvent alors adapter de nouveau leur danse, ces vidéos sont les outils de la circulation d’imaginaires et de pratiques sociales.

Internet est devenu un puissant média par lequel les jeunes peuvent présenter leurs créations sans avoir à passer par les voies formelles des industries de la musique et de la danse. Les progrès technologiques ont contribué à la création de nouveaux médiums utilisés par les jeunes pour imposer leur présence dans l’espace public. Dans de nombreux pays de l’hémisphère sud, les instruments de musique coûtent désormais plus chers que certaines formes de la technologie informatique, comme les boîtes à rythme et les synthétiseurs. Les jeunes Africains urbains en Angola sont aujourd’hui équipés pour produire de la musique avec des moyens moins coûteux, ce qui a eu comme conséquence de donner naissance à une myriade de nouveaux genres de musique accompagnés de nouvelles formes de danse.

De nombreux artistes d’envergure internationale dénichent sur YouTube les dernières tendances de musique et de danse en provenance d’Afrique. Le groupe de danse de kwaito (né à Soweto dans les années 1990, le kwaito est un genre de musique électronique et une danse populaire largement répandue en Afrique australe) Tofo Tofo, qui vient du Mozambique, a été une source d’inspiration pour le clip de Beyoncé Run the World (Girls) sorti en 2011.

A l’origine de cette association, la vidéo YouTube de Tofo Tofo montre le trio exécutant une danse chorégraphiée, vêtu de tenues assorties, dans un bar local. Cette vidéo en ligne a piqué la curiosité de l’équipe de Beyoncé et, après avoir retrouvé le groupe au Mozambique, son équipe de production a fait venir le trio aux Etats-Unis pour aider à créer et exécuter la chorégraphie du clip de la chanteuse. Dans un sens, Beyoncé s’affiche comme étant en harmonie avec les nombreuses facettes de la culture populaire mondiale, s’investissant dans les expressions de la danse africaine contemporaine et « authentique ».

Kinshasa, capitale de la danse

La popularité croissante de l’expression artistique des jeunesses citadines africaines s’exprime également dans les danses populaires des groupes de la scène musicale congolaise. Kinshasa est reconnue dans toute l’Afrique et dans le monde pour ses musiciens et danseurs virtuoses. Les groupes populaires sont de grande taille, composés de chanteurs, musiciens, danseurs, et animateurs vocaux (White, 2008).

Chaque groupe a son propre chorégraphe qui forme les danseurs pour les représentations. Beaucoup de chorégraphes puisent leur inspiration dans une multitude de sources, notamment les danses créées par les enfants de la rue, ou shegue en lingala.

Ces enfants, vivant dans les rues de Kinshasa, sont considérés par la société comme de la « vermine » et des exclus sociaux. Ils vivent non seulement de la petite délinquance, mais également d’une criminalité violente. Cependant, ils sont aussi d’importants créateurs culturels, utilisant les déchets ménagers pour inventer de nouveaux instruments de musique, qui produisent des sons percussifs.

La danse est une activité quotidienne chez les shegue, et de nouveaux pas de danse sont inventés pour refléter leurs réalités quotidiennes. Ces enfants des rues sont à l’origine de la plupart des nouveaux pas de danse dans le pays et de l’engouement qui en découle. Certains pas de danse sont popularisés par des danseurs professionnels, qui les interprètent avec des groupes sur scène.

Dans un entretien, Maître Mao, le chorégraphe de Werrason, l’un des groupes les plus célèbres du Congo, a expliqué qu’il accordait une attention particulière aux nouveaux styles de danse chez les jeunes, notamment ceux qu’il voit la nuit lorsqu’il boit un verre en terrasse.

Les shegue traînent souvent autour des bars et des discothèques dans l’espoir de gagner de l’argent en gardant des véhicules, et parfois en dansant devant les bars et discothèques au son de la musique provenant de l’intérieur des salles. Ils font parfois preuve d’une telle virtuosité qu’ils attirent l’attention non seulement des passants mais aussi des chorégraphes qui sont constamment à l’affût des nouveaux mouvements et gestes qu’ils pourront intégrer dans leurs propres chorégraphies.

Selon Maître Mao, « les shegue sont parfois des danseurs virtuoses, et ils sont si originaux avec leurs mouvements. Lorsqu’ils réalisent que je suis le chorégraphe de Werrason, ils me livrent une performance privilégiée. Ils savent que je suis en train de prendre en note tout ce qu’il y a d’intéressant ».

Pour Maître Mao, chargé d’inventer de nouvelles chorégraphies, les nouvelles danses créées par les shegue s’avèrent une source d’inspiration majeure. Les « danses shegue » sont non seulement inventives du point de vue esthétique, mais elles sont également révélatrices de certains phénomènes socioculturels de la vie quotidienne.

Il existe des danses imitant les gestes des culturistes (bapomba), d’autres mimant la façon dont les chauffeurs de taxi conduisent leurs voitures dans la circulation chaotique, ou encore la façon dont les femmes marchent lorsqu’elles tiennent en équilibre de lourds paquets sur leurs têtes. Il existe même des gestes se moquant des chefs d’État – la rumeur veut que la danse appelée ndombolo visait à imiter la façon dont le président Laurent Kabila marchait en sortant de la forêt congolaise.

Les créations en matière de danse des shegue trouvent une résonance non seulement parmi les populations locales mais aussi chez les personnes vivant à l’étranger. La généralisation de l’accès aux technologies, en particulier aux téléphones portables, a entraîné une nouvelle façon de concevoir la visibilité. Les danseurs des concerts de Kinshasa sont devenus d’importants gardie s culturels pour les jeunes membres de la diaspora africaine qui se tiennent au courant des dernières tendances de la danse grâce aux vidéos circulant sur Internet. Ironiquement, les shegue de Kinshasa continuent à voler les téléphones portables – une technologie utilisée pour diffuser les styles de danse mêmes qu’ils ont indirectement rendus populaires.

Les jeunes sont des acteurs clés de la culture populaire partout dans le monde, et surtout au Congo où les influences des productions chorégraphiques sont mondiales. « La marginalité et la vie à la marge, ressenties par les jeunes, les placent exactement au centre et génèrent un pouvoir énorme », explique l’anthropologue De Boeck.

Lesley Nicole Braun est chercheuse postdoctorale à l’université de Chicago. Ce texte est publié dans sa version intégrale, sous le titre « Performances réelles et espaces virtuels. Les jeunes, créateurs des cultures populaires africaines », dans le numéro 254 de la revue Afrique contemporaine, intitulé : « Musique et pouvoir, pouvoirs des musiques dans les Afriques » (coordonnateurs Armelle Gaulier et Daouda Gary-Tounkara).