Mohammed Yusuf, 39 ans, arrêté par les forces de l'ordre du Nigeria, le 30 juillet 2009 à Maiduguri. | HO / AFP

Figures régionales du prêche au début des années 2000 dans l’Etat de Borno, au nord-est du Nigeria, Mohammed Yusuf et Abubakar Shekau sont les deux principaux concepteurs et promoteurs du discours politico-religieux qui a façonné l’idéologie de Boko Haram. Revenir aux paroles des leaders permet d’éclairer la genèse, l’évolution et l’agenda de cette secte religieuse devenue aujourd’hui un groupe « terroriste » qui menace la stabilité de toute la région du lac Tchad.

L’ouvrage de Mohammed Yusuf, Hādhihi ‘Aqīdatunā wa-Manhaj Da‘watinā [Notre doctrine et nos méthodes de prédication], est l’unique production écrite émanant directement du mouvement. C’est également le texte fondateur et la base idéologique de Boko Haram, principalement inspirée du wahabisme et du salafisme.

Disciple du populaire et respecté cheikh nigérian Ja’afar Mahmud Adam, Yusuf s’est progressivement libéré de sa tutelle pour développer sa propre doctrine.

Au retour d’un exil volontaire en Arabie Saoudite en 2005, Yusuf devient un prêcheur « free-lance«  particulièrement prolixe, dont le fief est Maiduguri, la capitale de l’Etat de Borno, où il officie dans une petite mosquée attenante à sa maison. Il baptise le lieu « Markaz [centre] Ibn Tamiyya », du nom du célèbre théologien salafi du XIIIe siècle.

Ses prêches virulents, sa prose radicale et ses critiques des politiques séduisent. Si des centaines de personnes fréquentent son centre et des milliers d’autres l’écoutent, c’est que l’homme un brillant orateur, particulièrement charismatique.

A cette époque et jusqu’à la mort de son leader en 2009, le mouvement n’a pas de nom officiel. Il est appelé Yusufiyya soit « l’idéologie de Yusuf ».

  • Prêche donné en 2006 à Maiduguri

Mohammed Yusuf prononce ce sermon après les manifestations de protestation qui, au Nigeria, ont suivi l’affaire des caricatures de Mahomet publiées au Danemark.

Il insère dans son discours des références internationales : il cite Guantanamo et fait allusion aux sévices infligés par l’armée américaine aux détenus de la prison d’Abou Graib, en Irak.

Les références à l’Irak et à la Palestine sont des outils classiques de la rhétorique djihadiste. Yusuf les utilisent de manière ponctuelle, car il sait ces exemples éloignés des réalités des populations nord nigérianes, mais les manipule habilement en les mettant en résonance avec les injustices vécues localement, faisant ainsi naître un sentiment d’indignation à vocation collective, qui impliquerait l’ensemble de la communauté des croyants.

Ce discours, relativement ancien, éclaire les actes de violence dans lesquels le groupe s’illustrera quelques années plus tard : assassinats ciblés, violences contre les Chrétiens, attaques de bars où sont diffusés les match de football.

[A propos des mécréants] « Une fois qu’ils ont le pouvoir, une fois qu’ils ont le contrôle, ils n’ont pas de pitié, ils n’ont pas de pardon.
[…]
C’est pourquoi il ne faut pas baisser les armes. Dieu a dit, il faut toujours sortir avec vos armes, cachez-les. Dieu ne vous a pas dit d’abandonner les armes.
Parce que, eux, s’ils ont le dessus sur vous, ils ne vont pas vous épargner.
Il ne faut pas les aimer, il ne faut pas leur montrer l’amour mais leur montrer votre opposition.
Quand le Prophète a été chassé de Médine, c’était les mêmes gens, les mêmes mécréants. Ce sont les mêmes qui ont chassé le Prophète de Médine qui aujourd’hui font des caricatures du Prophète.
Pourquoi tu vas aimer ces gens-là ? Parce qu’ils jouent bien au foot ? Quelqu’un qui ne porte pas Allah dans son cœur, toi tu portes un maillot avec son nom dessus ? Comme Ronaldo ? Pourquoi tu vas aimer ces gens-là ? Parce qu’ils font de la politique ? Parce qu’ils font des films ?
Comment imaginer qu’il y ait des musulmans à Guantanamo ? En Irak, les gens ont été humiliés chez eux, dans leur propre pays. Eux qui ont construit leur pays, on les oblige à se mettre à quatre pattes, on les dénude et on les force à se faire prendre par un chien. Vous imaginez ? Déshabiller une femme et la forcer à se faire prendre par un chien ! Face à ce genre d’humiliations tu peux te taire ? Tais-toi, mais le jour du jugement dernier, tu auras des comptes à rendre à Dieu.
Même face aux pires attaques il ne faut pas reculer. On a infligé des supplices aux prophètes mais ils n’ont pas reculé.
[…]
Avant, les musulmans étaient frappés, piétinés. Tous ces gens ont subi ces humiliations. Ne soyez pas étonnés qu’un jour, votre Mallam [ maître coranique, il parle ici de lui-même] soit arrêté et frappé, ça peut arriver.
C’est pour ça qu’il faut combattre les mécréants. Ils ont l’art de bien parler ; d’ailleurs Dieu a dit « ils vont bien parler pour essayer de vous convaincre mais ce sont des menteurs, leur cœur n’est pas en accord avec leur parole. Ils n’ont pas la vérité. »
Si vous voyez les militaires venir et dire qu’ils vont vous protéger, c’est faux.
[…]
Israël n’a jamais tenu parole. On s’assoit à une table, on signe des accords, ils s’engagent à se retirer de Gaza mais dans la nuit qui suit, ils viennent envahir les lieux. […] Avec les juifs, il n’y a aucune relation possible, il n’y a que le feu.
[…]
Dieu a dit : Il faut tuer les chefs des mécréants, les leaders. Il faut tous les tuer car ils soupçonnent votre religion. Si vous tuez les leaders, ils vont se calmer.
Parmi ceux qui soupçonnent votre religion, il faut trouver les grands leaders et les égorger. Parce qu’ils n’ont pas de parole. Vous trouvez les leaders et vous les tuez car ils soupçonnent votre religion. Dieu a dit c’est ainsi qu’ils arrêteront de soupçonner votre religion.
Ça ne sert à rien de brûler des églises. Qui construit les églises ? Si vous brûlez ou détruisez une église, celui qui l’a construite est encore là. Il faut tuer les leaders, brûler les églises, ça ne sert pas, ce n’est pas ça l’islam. L’islam, c’est la détermination. Il faut avoir la connaissance et reconnaître que lorsqu’on va de l’avant, on ne s’arrête pas, on ne recule pas. En brûlant une église, tu n’as rien fait.
[…]
  • Prêche donné au mois de février 2009, à la mosquée Ibn Tamiyya, à Maiduguri

Un autre élément caractéristique du discours de Mohammed Yusuf est la manière avec laquelle il parvient à alternativement culpabiliser et inciter au passage à l’action.

Il insuffle à la fois la peur de Dieu, la crainte du jugement dernier et souligne également la confiance qu’il faut avoir en Dieu, en sa toute puissance, sa protection et sa miséricorde.

Dans ce sermon, l’objectif de Yusuf est de présenter le djihad comme une obligation. Or il s’appuie pour cela sur plusieurs versets (284, 285 et 286 de la sourate Al-baqara) qui ne traitent pourtant pas du djihad.

Yusuf construit, à partir de ces versets, un argumentaire sur la nécessité de l’obéissance absolue à Dieu et s’en sert pour définir le djihad comme une injonction divine à laquelle le croyant ne peut déroger.

Ensuite, il dénigre ses détracteurs et utilise pour cela des exemples concrets de la corruption des élites à Maiduguri. La police et les « marabouts » seraient notamment payés pour discréditer le mouvement et intimider son leader.

Ce type d’affirmations – véridiques ou fantasmées – fait écho à un contexte local effectivement gangréné par la corruption de l’élite politique. Le gouverneur de l’Etat de Borno à cette époque, Ali Modu Sheriff, joue un jeu particulièrement dangereux, en laissant la Yusufyyia prospérer à Maiduguri, l’utilisant à son propre compte dans le jeu politique.

Les prêcheurs qui ont publiquement pris position contre Yusuf en revanche, l’ont certainement fait de leur propre chef, comme le Sheikh Adam Ja’afar, ancien mentor de Yusuf, qui dénonçait les dérives de son disciple, soulignait les faiblesses de son argumentaire religieux et qui s’est fait assassiné par la secte en 2007 dans sa mosquée de Kano, mégapole commerçante du nord du Nigeria.

« Dieu ne peut pas ordonner quelque chose d’impossible pour l’homme. S’il t’ordonne, c’est que tu peux. Les compagnons du Prophète ont posé la question : s’ils cachent quelque chose à Dieu dans leur cœur, mais qu’ils le font par omission, seront-ils punis ? Ils ont demandé à Dieu qu’il ne leur impose pas une charge trop lourde, qu’il ait pitié d’eux et qu’il leur donne la victoire sur les mécréants. Et Dieu a accepté toutes les doléances. La leçon à tirer de ça, c’est que si Dieu te dit de faire, il faut faire.
[…]
Dieu a demandé aux hommes de faire le djihad. Un militaire à qui on donne un ordre, à qui on dit d’entrer dans le feu, il s’exécute non ? Il y va ! Et toi, devant l’ordre de Dieu tu hésites ? Quand Dieu a dit de faire le jihad, les gens ont dit oui, c’est la voie. Ils ont obéit.
[…]
Ainsi, le prophète Ibrahim [Abraham] a fait un rêve et appelé son fils pour lui dire : « Dieu m’a montré en rêve en train de te tuer ». Son fils lui a répondu : « Papa, il faut faire ce que Dieu a dit, il ne faut pas hésiter ». Le prophète Ibrahim était prêt à tuer son fils, le couteau contre son cou, il a obéit à la parole de Dieu sans hésitation.
[L’assistance s’exclame : Allahu Akbar !]
[…]
Tu vois ici dans cette ville, on vocifère, on nous traite d’imbéciles, on dit tout un tas de choses sur nous. Moi, ils sont venus me chercher, ils m’ont arrêté. Je leur ai dis que je savais ce qu’ils faisaient, qu’ils avait touché de l’argent pour le faire. Je leur ai dis que j’étais au courant de leurs manigances. Je leur ai même donné le nom de l’homme qui les a payé. C’est dans son bureau qu’ils vont chercher l’argent. Je vous assure, moi je n’ai pas peur d’eux. Il m’ont demandé : « Qui t’a dit ça ? ». J’ai répondu que l’avais vu de mes propres yeux. Avant même que je rentre chez moi, ils avaient renvoyé tous les directeurs [de la police] !
[Rires de l’assistance]
[…]
Ceux qui ont de l’argent, qui payent les gens, ce sont eux qui dirigent, qui ont le pouvoir. Mais quand tu payes un pauvre pour faire la guerre à un autre pauvre, c’est quel type de pouvoir ? Je vous jure, ce sont eux qui payent les marabouts qui passent leur temps à nous insulter. Si on prend mon cas, c’est pire : ils veulent m’arrêter alors que les gens m’aiment.
Je vous jure, nous n’avons ni honte, ni peur. »
  • Prêche donné au mois de septembre 2008 (mois de Ramadan), à Maiduguri
« Lorsque vous voyez des hommes mourir en faisant le djihad, il ne faut pas penser qu’ils sont morts. Ils ne sont pas morts. Allah a dit qu’ils ne sont pas morts, ils sont là-bas, dans les mains d’Allah, ils mangent bien et boivent bien.
Au temps du Prophète, il y avait un clan de mécréants qui vivait autour d’un puits, et qui avait demandé au Prophète d’envoyer des hommes pour leur enseigner le Coran. En arrivant, la délégation envoyée par le Prophète a constaté que c’était un piège et s’est réfugiée dans une grotte. Mais un homme s’est porté volontaire pour aller prêcher, malgré la menace, pour affirmer la puissance d’Allah et montrer aux ennemis la force de la religion d’Allah. Le volontaire a été tué par un des membres du clan, qui l’a transpercé d’une flèche. Mais avant de tomber mort, il a dit avoir vu la Kaaba. En mourant, il était heureux d’avoir transmis le message, fier de sa mission. Ensuite, les membres du clan ont cherché les autres émissaires et les ont tous tué. Mais Allah a dit que tous ces gens ne sont pas morts. Le remède contre la mort, c’est la Chahada [la profession de foi]. La mort d’un croyant est une mort douce. Le Prophète a expliqué que la mort d’un croyant n’est pas plus douloureuse qu’une piqûre de fourmi.
[…]
Un autre homme avait explosé dans sa voiture – une bombe avait été posée dans sa voiture alors qu’il se rendait à la prière du vendredi avec son fils – mais sur les lieux de l’attentat, c’est l’odeur du parfum qui régnait et qui a régné pendant des mois.
Le Chehidi [martyr] n’est pas jaloux, il n’est pas rancunier, le cœur du Chehidi est accroché à un oiseau qui vole au paradis, profitant des verts paysages. Que peut-on espérer de mieux ? Avant de mourir, si tu fais la Chahada, ton corps reste sur terre mais tes yeux aperçoivent déjà le paradis. C’est pour ça que le Chehidi sourit en mourant.
[…]
Parmi les fidèles partis prêcher auprès des mécréants, certains ont été blessés et même mutilés ou estropiés mais le prophète les a rassemblé, les a guidé et ils l’ont suivi. C’est ça le Jihad. Le prophète Ibrahim a été jeté dans le feu mais immédiatement le feu s’est éteint car il a dit « As-Sabur Allah [un des 99 noms d’Allah]»2.
Les garants de la constitution, les garants des institutions, ce ne sont pas eux qui vont bien finir, à côté de toi qui est le garant de ce qui a été énoncé par Dieu ! »

Ce sermon est centré sur la glorification du martyr, qui passe par l’utilisation d’exemples choisis dans la tradition prophétique, associés à des arguments relativement simplistes qui présentent le sacrifice ultime comme un passage en douceur vers le bonheur éternel. Si la démonstration semble un peu naïve, elle prend cependant du poids avec la dernière phrase, qui est la plus importante du texte.

Selon les paroles de Yusuf, le martyr s’élève au-dessus des puissants, au-dessus de cette élite qui incarne le système mais aussi ses injustices.

Ce discours sur le martyr prend par ailleurs une dimension particulière après la mort de Yusuf. Arrêté le 30 juillet 2009 pendant la vague de répression qui s’abat sur la Yusufyyia, il est amené torse nu et menotté dans les locaux de la police à Maiduguri.

Alors qu’il doit être transféré, il est intercepté dans la rue par les membres de la Nigerian Mobile Police et abattu. Son corps gisant sur le sol, à demi-nu, les mains menottés et les membres déchiquetés, est filmé par des témoins.

Dans les jours qui suivent, les images sont mises en ligne et largement diffusées. L’humiliation subie, la violence dont il est victime et la profanation de son corps deviennent alors l’illustration par la preuve des injustices qu’il ne cessait de dénoncer. Il offre à ses fidèles, non seulement une illlustration de la barbarie des représentants de l’Etat, mais également une bonne raison de se mobiliser.

Pour les fidèles de Yusuf, leur Mallam [maître] passe du statut de guide spirituel à celui de martyr et quasiment de prophète puisqu’il avait prédit ce qui allait lui arriver. Décuplée, l’aura de Yusuf devient ainsi une solide base symbolique sur laquelle le mouvement peut entamer sa reconstruction.

Après les événements de juillet 2009, le groupe devient clandestin et reste en sommeil pendant presque une année. Sa résurrection officielle intervient en juin 2010, lorsqu’Abubakar Shekau, désigné par Yusuf comme son bras-droit, apparaît dans un message vidéo et annonce qu’il prend la tête du mouvement, alors baptisé Jamā’at Ahl al-Sunnah Lidda’awat wa-l-Jihād (Groupe Sunnite pour la prédication et le djihad).

Elodie Apard est docteure en histoire de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ce texte est publié dans sa version intégrale, sous le titre :"Les mots de Boko Haram. Décryptages de discours de Mohammed Yusuf et d’Abubakar Shekau », dans le numéro 255 de la revue Afrique contemporaine, intitulé : « Comprendre Boko Haram » (coordinateur Nicolas Courtin, rédacteur en chef adjoint).