Christine Lazerges, professeure de droit pénal et présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), détaille les conséquences de la logique de suspicion inaugurée par l’état d’urgence.

Certaines mesures de l’état d’urgence rendent-elles difficile le contrôle de la justice administrative ?

La faiblesse initiale du nombre de recours, eu égard au nombre de mesures ordonnées, s’explique très vraisemblablement par la mauvaise connaissance qu’ont ces personnes des voies d’accès à la justice administrative. Pour beaucoup d’entre elles, se faire assister d’un avocat n’est en outre pas une démarche naturelle.

L’assignation à résidence – comme d’ailleurs les autres mesures de police administrative de l’état d’urgence – est souvent ordonnée à partir des seules informations répertoriées dans les notes blanches rédigées par des fonctionnaires de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Les magistrats de l’ordre administratif éprouvent les plus grandes difficultés à apprécier la valeur probante de tels documents, parfois imprécis, laconiques ou empreints de subjectivité. Quant aux avocats, ils disent avoir souvent le plus grand mal à apporter la preuve contraire, notamment du fait de la difficulté de réunir des éléments de preuve dans des délais très restreints ou de la difficulté de contester des informations non datées ou peu circonstanciées. Pour la CNCDH, une note blanche ne peut être considérée comme probante que si elle est suffisamment circonstanciée et précise, datée et signée.

En matière de perquisition, le nombre de recours formés devant le juge administratif est infime : une mesure contestée sur les 3 284 ordonnées au 3 février 2016 ! Plusieurs raisons peuvent expliquer ce très faible taux de contestation, notamment l’absence de remise à l’intéressé de l’ordre de perquisition (arrêté préfectoral) contenant les motifs la justifiant ou l’absence de remise d’un récépissé récapitulant les modalités de son déroulement.

Mais se pose surtout la question de l’utilité d’un recours, car le juge administratif se prononcera nécessairement après que la mesure aura produit tous ses effets. Il convient dès lors de réfléchir à la mise en place d’un régime de contrôle a priori, qui pourrait être confié à l’autorité judiciaire, comme c’est déjà le cas pour les perquisitions fiscales.

Le soupçon engendre-t-il des pratiques qui relèvent d’un détournement de l’état d’urgence ?

Il ressort des auditions conduites à la CNCDH que les personnes faisant l’objet des mesures relatives à l’état d’urgence ne sont pas seulement celles qui pourraient être soupçonnées d’appartenir à la mouvance terroriste. Sont également et très largement visés les musulmans ayant certes une pratique intense et ostensible de l’islam, mais résolument non violente.

Il a également été fait état de perquisitions à l’égard de Roms sans papiers ou à l’égard de migrants. Je rappelle qu’aux termes de l’article 4-1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence ne doivent en aucun cas entraîner une discrimination fondée « uniquement » sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l’origine sociale.

L’état d’urgence brouille-t-il la distinction entre police administrative et police judiciaire par l’instauration d’une logique fondée sur un soupçon généralisé de dangerosité ?

En pratique, le soupçon se manifeste par des obligations standardisées imposées aux assignés à résidence – obligation de ne pas sortir de leur commune, de pointer deux ou trois fois par jour au commissariat, et de rester à leur domicile en soirée et la nuit, entre autres contraintes. En effet, il faut avoir présent à l’esprit que l’insuffisance d’individualisation de la mesure peut engendrer des contraintes disproportionnées pour la personne qui en fait l’objet, disproportion qui risque de faire dégénérer l’assignation à résidence en une véritable privation de liberté devant relever du contrôle de l’autorité judiciaire aux termes de l’article 66 de la Constitution. Il en est de même lorsque l’intéressé se voit imposer des obligations, dont le degré d’exigence est tel qu’il subit non plus une restriction de sa liberté d’aller et de venir, mais une véritable privation de liberté individuelle.

J’insiste enfin sur les effets collatéraux désastreux sur la cohésion sociale des mesures que l’état d’urgence autorise dans une logique prédictive, avec seulement un contrôle a posteriori et sans qu’un juge judiciaire intervienne à quelque moment que ce soit.