Diplomate français, Jean-Marie Guéhenno est aujour­d’hui président-directeur général de l’International Crisis Group (ICG). Entre 2000 et 2008, il a été secrétaire ­général adjoint au département des opérations de maintien de la paix des Nations unies, puis, en 2012, adjoint de l’envoyé spécial conjoint des Nations unies et de la Ligue arabe pour la Syrie.

Untitled 5, 30x40cm, Encre sur papier, 2011 "Rouge brandi Corps armés Les tueurs sont tous les mêmes Des corps sans visage" Ce dessin a été réalisé au début de la révolution syrienne et de la protestation pacifiste de 2011. | KHALIL YOUNES

L’armée syrienne a repris Palmyre ­à l’organisation Etat islamique (EI) le 27 mars, et la pression militaire ­s’accroît côté irakien. Une reconquête ­militaire est-elle en vue ?

Pour pouvoir parler de victoire, il faudrait que la question du «  ensuite, qui ?  » soit réglée. On ne peut que se réjouir du fait que Palmyre ne soit plus sous la coupe de l’EI. Mais après ? Est-ce que l’Etat syrien va administrer cette ville, alors même qu’il a été un facteur clé du développement de l’EI ?

Le problème est le même en Irak   : qui va gérer les villes «  libérées  »  ? Certes, il y a des élites sunnites réfugiées à Bagdad. Le gouvernement irakien affirme que celles-ci prendront les commandes, que de l’argent sera investi pour rebâtir les villes et qu’un nouvel ordre politique positif sera alors établi. Ce calcul ignore une autre dimension de ces conflits, que l’on retrouve en Europe  : la persistance d’une fracture immense entre la jeunesse et les élites. Les jeunes considèrent – pas toujours à tort – ces élites comme corrompues. Pour eux, ce sont des gens vivant à l’abri, à Bagdad, en train de faire des affaires, tandis qu’eux souffrent.

L’idée que ces élites vont s’acheter une légitimité avec l’argent de l’étranger dans ces villes reconquises est douteuse. Elle est même porteuse d’un risque de voir émerger une « cinquième vague  » de violence, parce que les questions de la représentativité et de la passerelle entre ces jeunes qui veulent une vie digne et un travail et ces élites n’auront pas été réglées.

L’Etat islamique ou Al-Qaida ne seront pas vaincus de l’extérieur. L’extérieur peut apporter une aide, mais le cœur du sujet, c’est la construction politique dans les pays où ils sont implantés. C’est une chose qu’il faut dire avec des nuances, il ne s’agit pas d’adopter une posture isolationniste, du genre «  qu’ils se débrouillent entre eux  », qui serait mauvaise.

La bonne réponse, c’est la modestie  : re­connaître qu’à la fin des fins ce sont les dy­namiques politiques qui peuvent créer de la stabilité dans ces pays – ou pas. Et que, par nos actions, nous pouvons contribuer à cette stabilité ou, au contraire, approfondir le chaos existant. Or, l’EI se nourrit de ce chaos, il lui faut la guerre pour prospérer. Il faut également tenir compte de notre responsabilité dans la situation actuelle, notamment parce que le Moyen-Orient d’aujourd’hui, nous l’avons en partie façonné. Faire preuve ­d’arrogance néocoloniale ne marchera pas.

Les raisons qui poussent un Français ou un Belge à rejoindre l’Etat islamique sont profondément différentes de celles d’un Yéménite ralliant Al-Qaida dans la Péninsule arabique (AQPA) ou de celles de Syriens et d’Irakiens s’engageant dans les rangs de l’EI. C’est rendre service à l’adversaire que de lui prêter une unité qu’il ne possède pas. La tendance actuelle consiste aussi à considérer les crises du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord et ce qui se passe en Europe, les jeunes qui partent faire le djihad en Syrie ou ailleurs, comme un théâtre global. C’est là une erreur stratégique. L’idée de régler le terrorisme en Europe en « écrabouillant  » l’EI en Syrie ou en Libye est une idée fausse. C’est même plutôt une sorte de diversion…

Vous évoquez le risque d’une «  cinquième vague  » de violence. Quelles sont ­les précédentes ?

En examinant les origines de ces mouvements terroristes, on constate plusieurs vagues  : la première suit la guerre d’Afghanistan (avec le retour des combattants arabes, en Algérie par exemple). La deuxième, «  la vague Al-Qaida  », a culminé avec les attentats du 11-Septembre. La réponse américaine, l’invasion de l’Irak en 2003, a contribué à la troisième vague qui, elle-même, a préparé la quatrième. D’une certaine manière, l’Etat islamique est l’enfant adultérin d’une débaassification mal pensée de Paul Bremer [gouverneur de l’Irak sous occupation américaine de mai 2003 à juin 2004] et du comportement des milices chiites de l’ex-premier ministre irakien Nouri Al-Maliki. C’est cette combinaison qui a généré l’EI en Irak.

Ce qui est très dangereux, c’est non seulement que chacune de ces vagues est plus violente que la précédente, mais aussi que la dernière arrivée n’élimine pas les précédentes… On parle beaucoup de l’Etat islamique, mais Al-Qaida est bien vivante. Elle est active au Yémen. Elle est derrière la plupart des attentats commis en Afrique. Pour y remédier, il faut réfléchir aux conditions politiques qui ont créé ces vagues et apprendre de nos erreurs.

Cette «  quatrième vague  », caractérisée par une emprise territoriale de l’EI, ­semble inédite par rapport à la stratégie d’Al-Qaida…

Al-Qaida occupe et gère une ville au Yémen [Al-Mukalla], mais la vision prônée par l’EI d’un califat avec une assise territoriale constitue en effet la différence la plus marquée entre les deux groupes. Cette vision porte d’ailleurs en elle les germes de la fragilité de l’EI. C’est d’abord un projet fondé sur le retour à des sources imaginaires, relevant plus de la mythologie que de la réalité. Ensuite, [l’emprise territoriale] implique une administration.

Or, dès que l’EI commence à administrer, il crée d’énormes frustrations. Certains aspects lui apportent un soutien temporaire   : vivre dans une zone contrôlée par l’EI, c’est vivre dans une paix, fondée sur la terreur certes, mais qui n’est plus l’anarchie de la guerre. C’est un endroit où la vie quotidienne peut se réorganiser. Mais la Syrie est un pays éduqué, où le taux d’alphabétisation est important, bien supérieur à celui de l’Egypte par exemple. Ce taux est presque aussi élevé chez les garçons que les filles. La probabilité pour qu’une masse de Syriens soutienne un système qui met les femmes dans une situation d’infériorité totale et qui rejette l’Occident me paraît faible.

Sur le plan militaire, beaucoup de combattants ont rejoint l’EI parce qu’il était plus efficace et mieux organisé. Des anciens officiers irakiens y étaient actifs, ce qui explique les succès initiaux. Ils ont choisi l’EI par opportunisme, pas après avoir lu un programme politique.

En quoi l’EI est-il mieux organisé que les autres groupes rebelles syriens ou que le Front Al-Nosra, affilié à Al-Qaida ?

Il est difficile de répondre à cette question, car il ne s’agit pas d’une scène statique. Les individus passent d’un groupe à l’autre et les alliances stratégiques varient. La qualité de l’organisation se jauge aussi selon le contexte. Quand vous êtes en guerre, ce qui compte, c’est la capacité à manier une kalachnikov. Quand la guerre s’arrête, les priorités changent  : l’organisation du ramassage des ordures, le fonctionnement d’une école ou d’un dispensaire deviennent des questions plus importantes. L’arrêt des combats – outre qu’il améliore le sort des populations – contribue à l’évolution des dynamiques politiques. Un groupe comme Al-Nosra, qui tire sa vigueur de ses capacités militaires, s’est trouvé soudain menacé lors de la récente cessation des hostilités en Syrie et des manifestations de la population qui ont suivi.

Quelle rivalité oppose les djihadistes sur le terrain ? L’OPA de l’Etat islamique ­a-t-elle réussi ?

Pas encore, non. Mais il faudrait raisonner ville par ville, groupe par groupe. On s’imagine à tort que tout est structuré avec des chefs, des sous-chefs et que des bataillons passent d’une organisation à l’autre avec armes et bagages. C’est beaucoup plus complexe. Les rivalités vont se poursuivre et évoluer. Après l’EI, viendra peut-être autre chose… Encore une fois, ce sont les conditions politiques à l’origine du développement de ces structures qui importent.

Est-il possible de voir ces conditions ­politiques changer en Syrie, avec ­Bachar Al-Assad au pouvoir ?

Probablement non. Mais je crois qu’il n’est guère réaliste d’imaginer que le départ d’Assad sera le résultat de négociations. Si les Russes réalisent – ce qui n’est pas certain – qu’ils sont dans une situation dont ils ne pourront se dépêtrer tant qu’Assad reste, alors là, il peut y avoir une surprise. Un coup d’Etat, ou autre chose… Le scénario est plus probable qu’une négociation pour une raison simple : l’un des problèmes qu’engendrerait le départ d’Assad est que, dans le régime syrien, tous les fils remontent à lui. Si vous enlevez la clé de voûte, la voûte s’effondre. A moins d’en avoir une autre, déjà prête.

Les Russes comptent les meilleurs spécialistes du Moyen-Orient. Ils sont tout à fait compétents. Ils ont pu constater les limites du régime, ils savent parfaitement que l’idée d’une reconquête complète par le régime ne se produira pas.

Les gens n’arrêteront de se tirer dessus qu’à condition de recevoir certaines garanties pour leurs communautés. Sans cela, ils savent qu’ils iront à la boucherie. C’est une question de survie. Reste l’épineuse question de savoir s’il peut y avoir une force tierce qui puisse venir en garant. Mais je ne vois guère qui pourraient être les volontaires, ni quels contributeurs traditionnels de l’ONU en auraient les capacités.

Pour créer les conditions d’une reconstitution progressive de la Syrie, la présence d’une force tierce va être indispensable, car le risque de massacres est réel. Malheureusement, je pense qu’il n’y aura pas de solution rapide. C’est, malgré tout, un des éléments de réponse à l’EI. Car son existence se nourrit de ­rivalités régionales et de guerre. Son ultra­violence et la radicalisation terroriste interviennent relativement tard dans son jeu.