Dessin représentant le chanteur Prince à la façon du "Petit Prince" de Saint-Exupéry, posté par de nombreux Internautes depuis la mort du musicien, le 21 avril. | DR

D’abord, ils n’y ont pas cru. Réaction d’amant éconduit, qui n’accepte pas que l’être aimé s’en est allé. A mesure que la nouvelle se confirmait, ils se sont écrits, appelés, épaulés. Puis, à 23h09, en ce jeudi maudit, Jean a écrit sur son mur Facebook : « Je prends mon vélo et je vais chialer au Réservoir. »

Alors ils se sont retrouvés là, dans ce bar un peu kitsch du 11e arrondissement de Paris, pour pleurer la mort de Prince. Jusqu’à quatre heures du matin, les baffles ont craché les hits et pépites de leur héros. Sur son falsetto indécent, ses riffs de guitare incandescents, ses nappes de synthés fluorescents, ils se sont réconfortés, consolés, revigorés ; sur ses beats turgescents, ils ont fini par gigoter, comme avant.

Eux, ce sont les membres de Schkopi.com, le site des fans français de Prince. Ils préfèrent parler de « forum de discussion », terme dont la désuétude évoque l’ère révolue du CD-Rom, de la disquette et de l’encyclopédie Encarta. De fait, leur communauté existe depuis qu’Internet existe, ou presque. Nous sommes à la fin des années 1990, « two thousand zero zero », comme dit la chanson. C’est l’époque utopique du surf « 2.0 », des courses chez Surcouf, des fenêtres grandes ouvertes sur le monde. Pour ses pionniers les plus téméraires, le Web figure alors une forêt enchantée dont les URL rapprocheraient, comme autant de lianes, les âmes esseulées.

D’obscurs caboulots parigots

Les fans de Prince sont de celles-là. Face à la discographie de plus en plus chaotique du chanteur, ils éprouvent un besoin de classement méthodique et minutieux. Face aux lubies de l’idole, ses caprices cryptiques, ses concerts improvisés, ils cherchent des âmes sœurs, capables de réagir promptement, fraternellement. Or comment se reconnaître les uns les autres, si ce n’est en coup de vent, à la buvette d’un Zénith ?

Le fan princier n’a pas de signe distinctif précis. Pas de chemises à jabot, ni de porte-jarretelles en évidence. Leur moustache est moins finement sculptée que celle du « kid de Minneapolis », leur béret moins framboise, leurs talons moins compensés. Ils sont antiquaire, instituteur, menuisier, informaticien, designer de sites pornographiques. Leur passion n’est pas exclusive, loin s’en faut : certains spécimens hantent la tribune Boulogne du Parc des Princes, une écharpe du PSG vissée autour du coup ; d’autres noyautent les concerts de chanson tropicaliste organisés, dans d’obscurs caboulots parigots, par le label de qualité Les Disques Bien.

Devant cet éparpillement, l’Internet balbutiant leur offre une parade. Schkopi sera, quinze ans durant, leur repère, leur tanière, leur local. De fils de discussion en liens HTML, ils s’y échangent anecdotes et anicroches, bons plans et mauvais karma, thèses et hypothèses – toujours bénévolement. Partoches en partage et cœur sur la main, ils annotent chaque inédit du petit génie, détaillent chacune de ses setlists, consignent la moindre collaboration, le moindre changement d’instrument ou d’identité, louent ses coups de maître, déplorent ses coups de mou.

« Ca s’est terminé à 2h du mat’ »

Avec l’essor des réseaux sociaux, au tournant des années 2010, Schkopi perdra un peu de sa superbe, sans pour autant se mettre en sommeil – en témoigne la récente refonte graphique de la home page, moelleuse et violacée. Il n’en reste pas moins que c’est sur Facebook que la catharsis, entamée dans la nuit de jeudi au Réservoir, s’est prolongée les jours suivants. Sur les timelines, les posts endeuillés défilent : « Ce soir je pense beaucoup à Christel, Jay, Thierry… avec qui j’ai partagé mon amour pour Prince en direct, dans la fosse… », s’épanche Belkacem, avant de lâcher, en référence à la phrase fétiche du showman américain : « It’s NOT going to be a beautiful night ! »

Les flux dégorgent leur flot de souvenirs, plus ou moins hiérarchisés. Guido lance un appel : « Qui a vu Prince en concert ? Quand ? Où ? Moment marquant ? » Parmi les réponses, celle d’un pilier de Schkopi, Francisco : « Bercy 87, 88, 92, Madrid 93, Parc des Princes 90, Zénith 98, 02, 14, Bataclan 99, Canal + 09, 11 et aussi le play-back pour Charly et Lulu. Le plus beau fut le Zénith de 1998. C’est comme s’il avait enchaîné deux concerts, il était innarrêtable. Ca s’est terminé à 2h du mat’. »

Certains se branchent sur Radio Nova, d’autres appellent le standard de Skyrock, pour dire leur chagrin à l’antenne. Les deux stations ont bousculé leur programmation en « hommage au mage », comme le titre la prochaine couverture des Inrockuptibles. Sur les ondes des radios, les « une » des journaux, les fils des tweetos, reviennent les mêmes mantras : les paroles de la ballade princière Sometimes it Snows in April (1986), la vibrante élégie rendue par l’icône gay du R’n’B Frank Ocean sur son site, le dessin du chanteur représenté en petit prince façon Saint-Exupéry, la couverture de la prochaine édition du New Yorker – de grosses gouttes de pluie, sur fond pourpre.

Couverture de la prochaine édition de l'hebdomadaire américain "The New Yorker". | DR

« Oooh ! »

Du reste, c’est sur le site de l’hebdomadaire américain qu’on a pu lire la réaction exprimant avec le plus de justesse, sans doute, les sentiments qu’inspire Prince à ses admirateurs. Le râle d’une femme, la journaliste et auteure new-yorkaise Amanda Petrusich, posté quelques minutes après l’annonce du décès, en évocation du morceau Pink Cashmere (1988) : « La chanson commence par un Oooh !’’ extatique qui contient, de mon point de vue, tout ce qu’il y a à savoir sur le moment hystérique où une personne reconnaît soudain que – oh mon Dieu ! – il ou elle a craqué. Hier, sans doute, vous alliez bien, mais là, maintenant, quelqu’un vous a sous sa coupe. Quand l’amour frappe ainsi, cela peut être violent, brutal, comme une agression. Mais, à l’opposé de cette terreur, un autre sentiment coexiste : joie, émerveillement. Quelque chose comme le bonheur. (…) Voilà ce qui anime presque toutes les chansons de Prince : le paradoxe de l’amour – soit la chose la plus douce et la plus cruelle qu’une personne peut infliger à une autre. »

Là réside le génie princier, en effet : nul n’a su traduire le trouble amoureux aussi musicalement que lui. De cet émoi qui grandit et anéantit ses victimes, les brusque et les arrête tout à la fois, il a épousé les reliefs, les cadences. D’où cette manière d’allier, parfois dans le même morceau, fioritures baroques et épure minimaliste, accélérations et décélérations rythmiques – comme si l’œuvre entière embrassait la gestuelle saccadée des amants, qui s’habillent et se dénudent à en perdre haleine. D’où, aussi, ce chant qui semble sans cesse hésiter entre le cri et le chuchotement, l’orgasme et l’effroi, l’homme et la femme.

Au sceptre encombrant de sexe-symbole, il préférait celui de « Love Symbol ». Sa musique n’était qu’amour, et ceux qui l’aimait ne répètent aujourd’hui qu’une seule et même chose, en somme : Prince aimait, et fut aimé en retour.