Waddad s’impatiente. Elle pensait que toute cette histoire de regroupement familial durerait à peine trois ou quatre mois, mais en voilà déjà sept que son mari a quitté le Liban, six qu’il est arrivé aux Pays-Bas. Et il est toujours dans un centre pour réfugiés, sans travail ni papiers qui lui permettraient de les faire venir, elle et leurs trois enfants.

A 42 ans, Waddad élève désormais ses enfants seule, à Halba, la capitale du Akkar, un district situé dans le nord du Liban. Elle a fui la ville syrienne d’Homs et ses combats deux ans auparavant, sans prendre le temps de faire les formalités nécessaires pour obtenir des papiers. Lorsque la famille a décidé de gagner l’Europe, il a donc fallu payer « quelqu’un » pour obtenir un passeport. Un seul, car à 1 500 dollars l’unité (1 297 euros), ils ont déjà dû s’endetter auprès d’un médecin libanais et des frères de Waddad. Son mari est donc parti en éclaireur, dans l’espoir de les accueillir ensuite, légalement.

Waddad commence à se demander si elle ne devrait pas rejoindre son mari par la mer

Mais l’attente est longue à Halba, d’autant que Waddad sort peu depuis que son mari est parti. « C’est mal vu ici d’être une femme sans mari. » La première chose qu’elle fera en le revoyant ? Elle réajuste son voile à pois roses en riant. En attendant, les dettes s’accumulent. Waddad n’a toujours pas trouvé de travail — même sous-payé comme la plupart des Syriens au Liban —, et elle sait que sa famille ne pourra pas l’aider éternellement. Alors, même si elle peine à se faire une idée des Pays-Bas, elle ne doute à aucun moment d’une vie meilleure là-bas. Au point qu’elle commence à se demander si elle ne devrait pas le rejoindre par la mer. Elle ignore encore que, depuis l’accord scellé entre la Turquie et l’Europe, même si elle atteignait les côtes grecques, elle serait renvoyée de l’autre côté.

« On attend les papiers »

A quelques immeubles de là, Sumaya a, elle aussi, vu partir son mari. Depuis, « tout est devenu plus compliqué ». Elle aurait aimé s’apprêter pour prendre le thé, mais elle a vendu tous ses bijoux. Ne lui reste que son alliance. Pour régler les notes qui s’amoncelaient chez l’épicier, elle a également commencé à vider l’appartement. D’ailleurs, un voisin doit passer pour emmener le canapé.

Sumaya espère pouvoir rejoindre son mari aux Pays-Bas, grâce au regroupement familial. | Lucie Soullier / Le Monde

Sumaya est arrivée dans le Akkar il y a trois ans et demi, enceinte de huit mois, avec son fils, Yazan, sous le bras. « On m’a tiré dessus à Homs », raconte-t-elle apeurée, comme si elle entendait encore les balles siffler.

Avant le départ de son mari, en septembre dernier, elle n’était « pas la femme qu’[elle] est aujourd’hui ». Mais elle a appris. Aller chez l’épicier seule. Emmener ses enfants au dispensaire seule. « Il appelle tous les jours pour dire on attend les papiers, on attend les papiers”, mais ici il faut bien faire bouillir la marmite. » A 29 ans, elle est pourtant très loin d’y voir une quelconque émancipation. Encore moins de liberté. Tout ça n’est pour elle qu’une obligation de plus, imposée par le statut de réfugié. Dans le Nord libanais, le regard des autres pèse sur la jeune Syrienne, lui rappelant qu’elle n’est « pas à [sa] place » en faisant tourner la maison sans lui.

Dans sa vie, « le mal va crescendo ». La guerre. Les galères financières au Liban. L’absence de son mari, parti « tenter leur chance » en Europe. Sumaya ne retient jamais le nom de la localité d’où il l’appelle. Un centre de réfugiés aux Pays-Bas. Pourquoi les Pays-Bas ? On lui avait dit que le regroupement familial était rapide là-bas. « Il l’avait lu sur Facebook. » Cinq mois plus tard, toujours pas de permis de séjour. Elle sait que l’Allemagne est en train de durcir le ton sur le droit d’asile et craint que le mouvement ne s’étende. « Vous changez tout le temps les lois, vous, en Europe. Et nous, on reste derrière avec les enfants. »

En attendant un nouveau revirement, elle a proposé à ses frères de vivre avec elle. Pour pouvoir payer le loyer et ne pas devoir, encore, déménager. Elle aussi finit par regretter de ne pas être partie en même temps que son mari, par la Méditerranée. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, deux enfants par jour s’y sont noyés en moyenne depuis le petit Aylan Kurdi, dont le corps échoué sur une plage turque avait ému le monde. Sumaya connaît les risques. Elle caresse les cheveux de sa fille, Razan, née il y a trois ans ici. « On serait arrivés ou peut-être morts. Mais ensemble. »