Lors dune manifestation de la Nuit debout, le 14 avril, à Besançon (Doubs). | SEBASTIEN BOZON/AFP

La proposition a été accueillie par un tonnerre d’applaudissements. Si le mot était régulièrement scandé depuis le début de la Nuit debout, le 31 mars, il a trouvé un réel écho samedi soir place de la République à Paris, lorsque que l’économiste Frédéric Lordon, figure marquante du mouvement, a proposé de faire la « grève générale ».

Derrière cette formule, des références à des victoires sociétales obtenues il y a des décennies. Et l’espoir de faire revivre cet esprit pour renverser « la loi [El Khomri], mais aussi [le] monde El Khomri ». Condition sine qua non à un bouleversement de la société, selon ses partisans, la grève générale relève toutefois « plus du mythe que de la réalité », estime Gerd-Rainer Horn, professeur d’histoire politique à Sciences Po.

M. Horn doute que les participants à Nuit debout sachent tous réellement ce qu’il s’est passé durant les deux grandes grèves générales qu’a connues la France, en 1936 et en 1968, mais il estime que ce n’est « pas forcément négatif » :

« Chaque mouvement a besoin d’une inspiration, d’une utopie mobilisatrice. C’est un défi à la société d’aujourd’hui, et au gouvernement [car il est clair les grèves générales sont] à l’origine des plus grandes avancées sociétales. »

Un mouvement pas « assez mûr »

Pour M. Horn, la probabilité que la Nuit debout engendre une grève générale est « assez minime », mais il ne l’exclut pas pour autant : « Personne n’a vu venir Mai-68. Les choses se sont passées assez vite et de manière spontanée », rappelle-t-il. Et c’est bien ce qui plaît à François, 28 ans. Ce vendeur dans une joallerie passe quelques heures, par-ci par-là, place de la République, siège autoproclamé de la Nuit debout parisienne, au gré de sa disponibilité et de son envie. « Ces rassemblements sont naturels », explique-t-il. Surtout, il n’y a pas de pression, contrairement aux manifestations habituelles, où « tout ce qui compte, c’est l’impact sur la presse et le nombre de particpants ».

Selon lui, une grève générale ferait même perdre son « intérêt » au mouvement, qui permet à tout le monde de venir, sans être « obligé de faire grève. Faire grève, c’est être dans la lutte, le tout ou rien, alors qu’on est surtout là pour discuter, se rencontrer ». Et puis, même si ce mot est assez central, « surtout de la part des organisateurs, le mouvement n’est pas encore assez mûr pour aboutir à une grève générale », juge François.

« Secourer une situation sclérosée »

Mardi, sous une pluie battante, une vingtaine de personnes participaient, parapluie à la main et capuche sur la tête, à la commission « grève générale » – une sorte de cellule de réflexion et d’action, qui se réunit quotidiennement. Son objectif : mettre en lien le monde du travail et la Nuit debout, en fédérant les grévistes, et en poussant les autres à se mobiliser, pour « secouer une situation sclérosée ». Le tout avec force tracts, interventions de salariés militants et actions ciblées.

Le soutien aux cheminots, qui se battent également pour leurs conditions de travail, est clairement affiché. Le discours place de la République, un peu paradoxal, mêle « convergence des luttes » et appel à la grève générale, tout en marquant sa distance avec les syndicats. Pour l’animateur de la commission, si la situation n’avance pas, c’est entre autres en raison des « dissensions syndicales ».

C’est pourquoi le mouvement martèle, depuis le début, qu’il ne se réclame d’aucun parti, d’aucun syndicat. Le citoyen est remis de fait au centre de l’action, comme cela a pu être le cas lors de la Révolution française. D’où les multiples références à 1789, partout affichées et taguées place de la République ou aux grands événements de l’Histoire – « Que revive la commune », « Je lutte donc je suis », « Révoltez-vous », etc. – ou encore suggérées dans les débats, comme le retour des cahiers de doléances.

« Tradition révolutionnaire »

Loin d’effrayer, cette position est l’un des ciments du mouvement. « La France a une tradition révolutionnaire, et cette référence est vue très positivement dans les milieux militants. Ce qui ne serait pas forcément le cas dans d’autres pays européens », souligne Gerd-Rainer Horn.

C’est justement cet héritage qui peut faire la différence, estime pour sa part Gérard, 59 ans. Ce vacataire dans un musée parisien participe à la Nuit debout sur son temps libre. Pour lui, c’est le seul moyen d’obtenir de « grands changements ». Et de citer les congés payés, obtenus après la grève générale du printemps 1936 – congés qui ne faisaient d’ailleurs pas parti des revendications au départ, note M. Horn.

C’est là tout l’intérêt d’une telle mobilisation, selon Gérard, qui reconnaît toutefois que pour l’instant Nuit debout représente une minorité de Français. « La grève générale permettrait de faire comprendre au reste du pays ce que l’on veut », avance-t-il.

Mais encore faut-il être d’accord... Sans leader ni porte-parole, chaque participant parlant en son nom, Nuit debout a du mal à faire émerger des idées directrices, si ce n’est une envie de changer la société en profondeur, voire radicalement. « Mais pour mettre quoi à la place ? », s’interroge Gérard. C’est la question que devra trancher le mouvement s’il veut, à terme, faire changer les choses.