La chanson tourne en rond. Longtemps brouil­lée avec son patrimoine, la France a comblé son retard sur ces spécialistes de l’hommage que sont les Britanniques en célébrant à son tour, à tout-va. On ne ­recense plus les albums de covers, soit un interprète reprenant des ­titres empruntés à ses chanteurs fétiches ou à son terroir – Paris, de Zaz, ­Bretonne, de Nolwenn Leroy. Ou son envers, le tribute, le répertoire d’un ancien réparti entre ­différents vocalistes – Génération Goldman, La Bande à Renaud. La nostalgie bat son plein, et les recettes s’usent jusqu’à la corde vocale.

Une troisième option a émergé, l’appropriation par un unique interprète des chansons d’un même auteur. L’actualité discographique récente a ainsi été marquée par les coups de chapeau de Benjamin ­Biolay à Charles Trenet et de Lambert Wilson à Yves Montand, Patrick Bruel s’enveloppant dans le châle noir de Barbara. Il s’agirait cette fois d’exprimer une admiration fidèle, loin des reprises circonstancielles ou opportunistes. Sans pouvoir rivaliser avec le ­complétiste Maxime Le Forestier, qui s’était lancé dès 1998 à l’assaut de la montagne Brassens, effort couronné par une intégrale.

Ces hommages post-mortem ont l’avantage d’exclure toute plainte des intéressés quant au traitement réservé à leurs œuvres

On remarquera que ces hommages concernent tous un monument et sont post-mortem, ce qui a l’avantage d’exclure toute plainte des intéressés quant au traitement réservé à leurs œuvres. Pour s’être affranchi de cette règle, Pascal Obispo a cher payé en 2004 son idolâtrie de Michel Polnareff, qui l’a invité à « sortir son corps du [sien] ». Car l’exercice est d’abord affaire d’incarnation, dans un jeu avec le « Je est un autre » rimbaldien ; de remake, avec autoportrait en creux. Avec Wilson chante Montand, ­l’acteur-chanteur s’est glissé sans peine dans les ­habits du modèle – du cabotin sur mesure – pour le 25e anniversaire de sa mort. Il pose en chemise et pantalon noirs (seul le chapeau, un feutre en guise de haut-de-forme, apportant une touche personnelle), module sa voix pour épouser les intonations charmeuses ou gouailleuses des grands boulevards.

Déficit d’originalité

Constatant que « les moins de 40 ans ne connaissent pas Montand », Wilsonveut transmettre. Même ­désir louable chez Bruel, dépité qu’on lui demande « Barbara qui ? » lorsqu’il évoque sa chanteuse pré­férée, et conscient en même temps que son initiative risque de se heurter aux gardiens du temple, qui n’ont pas manqué de questionner sa légitimité. Contrairement à ce que le titre de son album peut laisser entendre, Très souvent, je pense à vous est une adresse de Barbara à Bruel, extraite d’une correspondance privée qui aurait dû le rester alors qu’elle a été reproduite dans la jaquette comme un impri­matur. La participation de l’accordéoniste Roland ­Romanelli, deux décennies auprès de Barbara, ­apporte une deuxième caution.

Ces diversions masquent difficilement le déficit d’originalité. C’est en effet la troisième fois au XXIe siècle que Barbara est chantée par un(e) autre sur un long format, après les efforts plus confidentiels de Marie-Paul Belle et de Daphné.La disparue a laissé plus de 200 chansons, mais aucun de ces trois interprètes n’a résisté à Dis quand reviendras-tu et Göttingen, devenus des classiques des émissions de télé-réalité. Significativement, la mode actuelle a été lancée par un futur juré de « The Voice ». Pagny chante Brel donnait le la en 2007 : les incontournables (Ne me quitte pas) à défaut de chansons à (re)découvrir, l’enrôlement d’un proche du défunt (l’accordéoniste Marcel Azzola), de rares et fausses audaces : Mathilde fut relookée en rockeuse, quand Bruel dote Perlimpinpin d’une boucle électro.

Depuis, Bernard Lavilliers s’est saisi de Ferré ; Maurane, de Nougaro ; Patricia Kaas, de Piaf; Adamo, de Bécaud ; Isabelle Boulay, de Reggiani… Pour relancer une carrière en berne, Hélène Segara n’a pas ­hésité à commettre un kidnapping, en s’autorisant des duos dans l’au-delà avec Joe Dassin. L’Esmeralda de la comédie musicale Notre-Dame de Paris a affirmé que les héritiers lui avaient donné un blanc-seing, ce qu’ils ont contesté. Les morts sont silencieux, mais pas leurs ayants droit. Après avoir dénié à ­Véronique Sanson le « droit de parler au nom de ­Michel [Berger] » – ce qui équivaut presque à celui de le chanter –, France Gall s’est accrochée avec Jenifer, qui s’était prévalue de son aval pour l’album Ma déclaration (2013). La concurrence mémorielle fait rage : c’est que France Gall préparait sa comédie musicale Résiste.

Doublons et conflits

Chaque pointure de la chanson française ayant aujourd’hui trouvé son interprète moderne, les ­doublons et les conflits sont appelés à se multiplier. Les temps ont bien changé. En 1977, année punk, ­Charles Trenet fut sifflé au Printemps de Bourges, et Higelin, programmé en première partie, dut le ­défendre, avant de prendre ses fans à revers près de trente ans plus tard avec son Higelin enchante ­Trenet. ­Biolay a su aussi jouer de l’effet de surprise. On ­l’attendait avec Gainsbourg, c’est en trio swing qu’il a visité un versant obscur du « Fou chantant », la part mélancolique.

Pour se distinguer, les retardataires seraient peut-être inspirés de revenir aux origines de ces albums de répertoire, qui ne constituent en rien une nouveauté. A l’aube des années 1960, Barbara avait ainsi débuté sa carrière discographique en chantant Brassens puis Brel sur deux vinyles 25 cm avant d’imposer son écriture. Juliette Gréco refusa sagement de s’emparer des chansons de sa consœur, jugeant qu’elle n’avait rien à y ajouter. La reine des interprètes, qui a livré en 2013 Gréco chante Brel, avait surtout utilisé sa notoriété dès 1959 pour faire connaître quatre titres d’un timide dont la renommée était enfermée dans les caves de la rive gauche : Serge Gainsbourg. Elle récidiva en 1972 avec Juliette Gréco chante Maurice Fanon, un libertaire dans l’ombre de Ferré. Interpréter, dit-elle, c’est « servir ». Pas se servir.