Pendant plus de trente ans, il a tout oublié. Le père L., l’aumônier du petit collège (la partie primaire) Saint-Louis de Gonzague de Paris qui, une nuit de 1953, dans un dortoir, lors d’un camp de vacances près de Compiègne (Oise), se glisse dans le lit du petit garçon de huit ans, lui caresse le torse, cherche à passer sous le pantalon de son pyjama. L’enfant qui se cabre alors, conduisant le prêtre à battre en retraite. Les souvenirs sont remontés plus tard, après la mort des parents de Jean-Pierre Martin-Vallas. « Il était inconcevable de leur en parler, ils n’auraient pas voulu entendre », explique aujourd’hui cet homme de 70 ans, qui vit sa retraite à Montpellier.

Un jour, dans les années 1990, ayant affaire non loin, il entre dans les locaux de ce collège des beaux quartiers de Paris, dirigé par les jésuites, et demande à voir le père L. « Il nous a quittés », lui répond-on. Jean-Pierre Martin-Vallas en déduit que l’ecclésiastique est décédé, ce qui n’est pas le cas à cette époque. « Ce n’est qu’à la retraite que j’ai décidé de tirer cette histoire au clair », raconte-t-il.

En 2010, commencent alors quatre années de combat, principalement épistolaire, visant à obtenir des jésuites, qui dirigent l’établissement, la reconnaissance de ce qu’il a subi, la recherche d’éventuelles autres victimes du père L., la vérité sur ce que sa hiérarchie savait, ou non, à l’époque, et sur les conditions de son départ. Une demande de clarté qui rejoint aujourd’hui celles de victimes d’autres prêtres.

Pendant quatre ans, il s’adresse successivement au supérieur de la communauté Saint-Louis de Gonzague, aussi appelée Franklin, à l’ancien préfet du petit collège, en place à l’époque des faits, au provincial (le supérieur de la Compagnie) des jésuites de France, à la congrégation pour la doctrine de la foi, à Rome, et même au premier pape jésuite, alors nouvellement élu, à l’été 2013. Conséquence de cette dernière démarche ? Quelque temps après, l’archevêque de Montpellier, Pierre-Marie Carré, reçoit instruction de la curie romaine de le contacter. L’archevêque se contentera de lui proposer… de saisir l’ordre des jésuites !

Un millier d’anciens élèves contactés

Parallèlement, constatant que ni le collège, ni la province jésuite n’ont l’intention de chercher s’il y a d’autres victimes, il compulse les annuaires et les sites à la recherche d’adresses mail d’anciens élèves. Il en contacte un millier, soit « 10 % de tous ceux qui ont fréquenté Franklin à l’époque du père L, de 1946 à 1977 ». Parmi eux, il recueille une dizaine de témoignages directs ou indirects des agissements de l’aumônier du petit collège décédé en 2000. « Cela donne un ordre de grandeur du potentiel total », observe-t-il.

Il informe régulièrement la direction des jésuites de ses découvertes. Le provincial, le père Jean-Yves Grenet, annonce, en 2010, la mise en place d’une commission qui se chargerait de ce cas et d’autres qui pourraient se présenter. Mais celle-ci ne verra pas le jour avant… le printemps 2014. A la grande consternation de Jean-Pierre Martin-Vallas, son intitulé – groupe d’accueil et de veille pour les situations d’abus sur les personnes – ne comprend pas le mot « pédophilie ».

De guerre lasse, n’ayant rien obtenu de ce qu’il demandait, convaincu que les jésuites ont opposé à sa quête la force d’inertie, il avait fini par renoncer. Jusqu’à ce que l’affaire de pédophilie du diocèse de Lyon, fin 2015, et la sortie du film Spotlight, réveillent sa combativité. Aujourd’hui, Jean-Pierre Martin-Vallas a repris le clavier. Il a réactivé son blog, où toute sa démarche est retracée. Il poste sur le site La parole libérée, créé par des victimes du père Bernard P., ancien aumônier des scouts de Sainte-Foy-lès-Lyon (Rhône), pour retrouver d’autres victimes du père L. Et il bouscule à nouveau les jésuites pour obtenir d’eux ce qu’ils lui ont refusé jusqu’à présent.

Le provincial est aujourd’hui très embarrassé par cette affaire qui « ne [le] laisse pas tranquille ». « Il est clair que j’ai une initiative à prendre. Depuis six ans, je n’ai pas réussi à trouver la solution qui procurerait une certaine paix à M. Martin-Vallas », déclare Jean-Yves Grenet. Il soupèse l’une des demandes de l’ancien collégien : lui permettre, avec l’accord de la Compagnie de Jésus, de prendre la parole lors de l’assemblée des anciens élèves de Franklin pour raconter son histoire et inciter les éventuelles autres victimes du père L. à prendre la parole. Dans l’urgence, une conférence de presse a été organisée, mardi après-midi 19 avril, après la diffusion sur France inter du témoignage de Jean-Pierre Martin-Vallas.

Pas d’élément « objectif » pouvant l’incriminer

Pourquoi n’avoir pas accepté plus tôt de s’exprimer publiquement sur cette affaire qui touche un prestigieux établissement scolaire de la Compagnie, comme le demandait Jean-Pierre Martin-Vallas ? « Au début, on est démuni, hésitant. Quand il s’agit d’un jésuite vivant, on saisit la justice. J’ai eu à le faire une fois. Mais c’est la première fois que nous avons des accusations contre un jésuite mort. J’ai consulté des praticiens de la justice et de la psychologie sur une éventuelle opération publique. Je n’ai pas eu d’avis clair en faveur de cette solution », répond-il.

Le provincial assure avoir, depuis 2010, « contacté les personnes qui ont connu le père L. » et n’en avoir retiré « aucun élément objectif » pouvant l’incriminer ou seulement établir des soupçons à l’époque.

« Il n’y a rien dans son dossier hormis des lettres d’éloge envoyées à sa mort, ajoute-t-il. Si on avait eu un doute, à l’époque, je ne vois pas comment il serait resté à cette fonction jusqu’à l’âge de 70 ans. »

Quelques témoignages ont conduit Jean-Pierre Martin-Vallas à penser que le père L. avait été évincé de Franklin à la suite de rumeurs. « Sans bien savoir pourquoi, il serait important pour moi que ç’ait été le cas », dit-il. Mais Jean-Yves Grenet n’a « rien trouvé » en ce sens.

Le père Yves de Kergaradec a aussi cherché. Ce jésuite, placé à la tête de groupe d’accueil pour les victimes, est l’interlocuteur de Jean-Pierre Martin-Vallas depuis 2014. D’ailleurs, il connaissait un peu le père L., décédé en 2000. « A la fin, il avait perdu la tête. Il me disait de ne pas sortir car le diable était dehors », raconte-t-il. « J’ai dit à M. Martin-Vallas : comment veux-tu qu’on se transforme en commission d’enquête ? Peut-on frapper aux portes et demander : “Avez-vous été victime d’attouchements sexuels ? »

Cependant, Yves de Kergaradec a « fait le tour de tous les survivants jésuites qui étaient responsables à Franklin à cette époque » et qui ont « entre 90 et 100 ans aujourd’hui ». « Je n’ai eu comme réponse que : “On ne m’a jamais rien dit, je n’ai rien entendu », témoigne-t-il. L’ancien recteur du petit collège lui a pourtant confié : « Je n’étais pas très à l’aise avec L. Mais je n’avais rien de précis. Quand il a eu 70 ans, je l’ai remplacé. »

Yves de Kergaradec a tiré une conviction de ses conversations avec les anciens responsables : « Maintenant, on sait qu’il faut parler. A l’époque, on ne voulait pas savoir. Celui qui était le plus proche de lui à l’époque m’a juré ses grands dieux : « C’est impossible ! » » Et une conclusion : « Comme adulte, on n’a pas le droit d’être naïf. »