Le nom « saint-nectaire », protégé dans l'Union européenne, peut être utilisé en Russie ou aux Etats-Unis, faute de protection juridique internationale. | LOIC VENANCE / AFP

Les négociations sur le projet d’accord de libre-échange transatlantique entre l’Europe et les Etats-Unis (Tafta-TTIP) ne sont guère avancées, selon des documents révélés par Le Monde dimanche 1er mai. Parmi les points sur lesquels les Européens se battent, il y a la question de défendre les produits du terroir du vieux continent pour ne plus trouver des noix de Grenoble… produites en Californie ou de parmesan contenant un dérivé du bois fabriqué en Pennsylvanie. Les cas de contentieux pour utilisation abusive d’appellation sont légion entre l’Union européenne et — littéralement — le reste du monde, notamment sur l’alimentation.

En l’absence d’accords bilatéraux — comme cela a été le cas entre l’Union et les Etats-Unis sur dix-sept appellations de vins en 2005, accord au terme duquel les Etats-Unis s’étaient engagés, à « limiter l’usage nouveau » d’appellations telles que bourgogne, champagne, ou chablis —, les industriels du monde entier peuvent bien faire ce qu’ils veulent ou presque avec les appellations d’origine contrôlée (AOC) françaises ou leur équivalent européen (AOP, « P » pour « protégée »).

Plus récemment, l’Europe s’est entendue avec le Canada pour protéger ses appellations. Signé le 26 septembre 2014 et prévu pour être ratifié en 2016, cet accord commercial porte sur la défense de 173 appellations du Vieux Continent (dont 42 AOP françaises) sur les quelque 1 510 enregistrées par la Commission européenne. Pour certaines dans la liste, comme la féta grecque ou la Nürnberger Bratwürste (saucisse de Nuremberg, en Allemagne), le Canada s’engage à respecter un étiquetage clair pour distinguer ses produits de ceux importés d’Europe.

Vide juridique et « traditions » américaines

En Europe, le principe d’une spécialité rattachée à une zone géographique — à un terroir — remonte à la seconde moitié du XIXe siècle et à l’intensification des échanges internationaux. Dans le reste du monde, des noms comme « champagne » ou « mozzarella » sont plutôt considérés comme « semi-génériques » et désignent plus volontiers une catégorie de produits.

En Europe, le plus souvent, c’est l’Union qui est chargée de recenser et de protéger les AOP, et l’Etat en France pour les AOC. Dans l’Hexagone, le code de la propriété industrielle (article L711-4) est clair en la matière : un nom de produit « ne peut être adopté comme marque […] s’il existe un risque de confusion avec une appellation d’origine protégée ». Bien entendu, cet article n’est valable qu’en France et dans l’Union avec un règlement similaire (le 510/2006 du 20 mars 2006), mais pas ailleurs dans le monde.

Aux Etats-Unis, donc, pas de reconnaissance d’AOC, d’AOP ou d’une quelconque protection du terroir européen même si les producteurs de pomme de terre de l’Idaho ou de Homard du Maine sont intéressés par le principe. Non, outre-Atlantique, seule une marque déposée par une entreprise ou un acteur privé peut être reconnue ou protégée. Ainsi, du jambon de Parme, pourtant protégé en Europe, ne peut être vendu que sous le nom de « jambon original » en Amérique du Nord car « jambon de Parme » est déposée par une entreprise… canadienne.

Seule option : le lobbying

En l’absence d’accord formel, la seule solution qu’il reste aux coopératives, aux syndicats ou aux consortiums, c’est le lobbying. Ainsi, le Comité interprofessionnel du vin de Champagne, créé en 1941, est-il chargé de la défense, du développement de la notoriété, ainsi que de la lutte contre les « usurpations légalisées » de ce breuvage. Le comité dit par exemple avoir œuvré pour qu’au Brésil les producteurs de vin de l’Etat du Rio grande do Sul cesse d’apposer le nom « champagne » sur leurs bouteilles de blanc mousseux. De la même manière, en Ukraine ou en Moldavie, avec le retrait de la mention « Шампа́нское » (« champagne » en russe) de millions de bouteilles de vin blanc. En Russie, l’utilisation de l’appellation en caractère latin a cessé, mais pas encore en alphabet cyrillique.

Aux Etats-Unis, où « champagne » est synonyme de vin blanc mousseux, les autorités arguent que ce nom est tombé dans le domaine public. Là, le combat est plus difficile encore, les entreprises américaines n’hésitant pas à exporter des vins étiquetés avec le nom du prestigieux blanc mousseux. Seule victoire européenne pour le moment, cette appellation étant protégée sur le Vieux Continent, ces ersatz ne peuvent pas passer les frontières de l’Union.

La protection du parmesan, un combat centenaire

En faire tout un fromage, c’est leur métier. Les 512 fabricants autorisés de parmesans sont leur propre lobby, le Consorzio del Formaggio Parmigiano-Reggiano, ou Parmeggiano-Reggiano Consortium, chargé depuis 1928 de défendre l’image et l’identité géographique du fromage, notamment contre les contre-façons étrangères. Ce consortium est richement doté : chaque fromagerie verse une cotisation de 6 € par meule de fromage, à raison de trois millions de meules produites chaque année. C’est que les enjeux sont importants : selon une étude de décembre 2015 commanditée par le consortium, 67% des 100 000 tonnes de fromages sont vendus aux Etats-Unis sous le nom de « parmesan », avec un emballage aux couleurs de l’Italie, mais sans provenir des fromageries transalpines autorisées.

Le Consorzio promeut l’appellation contrôlée de son produit depuis 1996, a obtenu en 2002 puis 2004 la protection au niveau européen de l’appelation « parmesan », grâce au soutien de la France, la Hollande, la Grèce, mais aussi le Royaume-Uni et l’Espagne, mais contre l’Allemagne, qui voulait faire reconnaître le mot Parmesan comme un nom commun générique, et non comme la traduction de parmiggiano.

A l’international, les Etats-Unis, la Nouvelle-Zélande et l’Australie sont alignés sur la même position que les allemands. Ce sont accessoirement des pays producteurs surtout présents sur leur marché intérieur, non des exportateurs, qui n’ont donc aucun intérêt à défendre « l’AOPisation » du fromage. Finalement, l’Italie obtient gain de cause à l’échelle européenne, puis à l’échelle internationale en juillet 2005 à Rome, après deux jours entiers de débats animés autour de la commission du Codex Alimentarius, la commission de l’Organisation Mondiale de la Santé pour la normalisation des aliments.

La discussion vire à la foire à l’empoigne, mais la délégation européenne agite un argument déterminant, rapporte DailyRreporter à l’époque : si le parmesan n’est pas reconnu comme une propriété intellectuelle, c’est un précédent juridique qui mettra en péril d’autres marques commerciales régionales du monde entier, comme le riz Basmati, le café colombien, le thé tanjani, etc. Aujourd’hui encore, le bras-de-fer entre l’industrie du parmesan d’un côté et l’Allemagne, les Etats-Unis, et les partisans d’appelations génériques n’est pas fini. L’EFSA, l’autorité de surveillance européenne de la nourriture, a dressé une liste d’environ 600 aliments et 4000 vins victime de « piratage alimentaire ». Dans cette géopolitique de la nourriture, le parmesan sert de cas d’école.

Reste que dans les négociations avec les Etats-Unis sur l’accord de libre-échange avec l’Europe (Tafta/TTIP), la question des AOP est traitée comme dans l’accord conclu avec le Canada : il s’agirait de dégager autour de 150 AOP qui seraient reconnues et défendues par le partenaire américain.