Comment être musulman au XXIe siècle ? Cette question, qui résonne de Dakar à Téhéran, de Paris à Khartoum, est l’une de celles développées par Sanusi II, émir de Kano, de passage au Monde pour une conférence exceptionnelle lundi 2 mai. La réponse était à l’image du personnage, mélange sophistiqué de savoir islamique et d’expérience dans le monde globalisé de la finance.

« L’un des problèmes les plus importants pour les musulmans du monde entier, c’est comment naviguer entre deux mondes. D’un côté, la tradition musulmane, de l’autre, le XXIe siècle. Il n’y a pas d’autre alternative pour un musulman que de comprendre ces deux mondes. J’ai grandi dans les écoles dites occidentales, où j’ai étudié les sciences, la littérature, les sciences politiques puis la finance. En acquérant ensuite un savoir islamique, il m’est apparu que je pouvais contribuer à concilier, ou réconcilier parfois, les deux mondes et donc être plus efficace et utile. »

Drapé dans un costume traditionnel d’apparat beige à pois noir brodé de motifs haoussa, la tête serrée d’un turban de lin immaculé, l’émir de Kano est arrivé au Monde accompagné de membres de sa famille ainsi que de l’ambassadeur du Nigeria en France, Hakeem Olawale Sulaiman et de l’ambassadrice du Nigeria auprès de l’Unesco, Mariam Yalwaji Katagum. L’auditorium du journal affichait complet.

Agé de 54 ans, cet ancien gouverneur de la Banque centrale du Nigeria (2009-2014), a été banquier à New York, Londres et Lagos. Désigné en 2014 émir de Kano, il remplit des fonctions à la fois spirituelles – en menant la prière à la grande mosquée de la ville – et traditionnelles – en régnant en monarque sur douze millions de sujets à Kano et ses environs. « L’émir reste une incarnation de la culture, de la religion, de la tradition historique », a-t-il expliqué.

Cependant, son profil particulier fait également de lui un acteur du développement économique du nord du Nigeria. « Ma priorité est d’améliorer la vie des gens. Je dois apporter l’électricité, combattre la pauvreté, relancer l’industrie et développer l’agriculture. »

« Développement inclusif au nord du Nigeria »

Economiste salué par la presse internationale, président du conseil d’administration de Black Rhino, une filiale du fonds d’investissement américain Blackstone, l’homme ne se reconnaît pas dans le mouvement prônant un « africapitalisme » – terme inventé par le banquier nigérian Tony Elumelu – et ne se revendique pas plus d’un islamo-capitalisme. L’émir de Kano se définit plutôt comme un penseur de « l’islamo-développement ».

« Quand j’ai été approché par Black Rhino [en juin 2015], ma seule condition était de réserver à Kano une part des cinq milliards de dollars à investir. Car je souhaite mettre en œuvre une politique de développement inclusif au nord du Nigeria, qui profite véritablement à la population jeune et sans emploi. J’aurai d’ici vingt ans pas moins de six millions de jeunes à Kano. Je suis banquier et ancien fonctionnaire, pas capitaliste. Je m’intéresse aux problèmes sociaux de Kano. »

Interrogé sur la politique monétaire de son pays, l’ancien gouverneur de la Banque centrale n’a pu réfréner une critique voilée du gouvernement de Muhammadu Buhari, président élu en mars 2015. Confronté à une baisse drastique de ses revenus pétroliers, le Nigeria se refuse pour l’heure à dévaluer sa monnaie, le naira.

« A un moment, le gouvernement devra ajuster le taux de change car, qu’on le veuille ou non, le naira a été dévalué sur le marché informel. [Le gouvernement] n’a pas pu empêcher la chute du naira au marché noir, ni la hausse considérable des prix et une baisse des investissements. Tôt ou tard, il faudra, je pense, changer de politique, car on ne peut pas à la fois manger le gâteau et le garder. »

Le lac Tchad est une « priorité »

Sanusi Lamido Sanusi se montre pourtant bien plus sévère pour le gouvernement précédent, celui du président Goodluck Jonathan, qui a « commis l’erreur de se considérer comme rentier » grâce aux revenus pétroliers, mais qui n’a pas su anticiper la chute des cours des hydrocarbures. Quant à la pauvreté du nord du Nigeria, qui contraste avec le dynamisme de Lagos, au sud, l’émir de Kano l’explique par l’Histoire.

« Avant le bateau à vapeur et l’arrivée des colons par la mer, le Sahel était un hub économique prospère où s’échangeaient de l’or, des esclaves et toutes sortes de produits. Gao, Tombouctou, Agadez, Kano, Benghazi ou Khartoum ont été des centres de commerce et de développement, mais aussi de savoirs considérables, sur l’axe Dakar-Port-Soudan. Or le développement des côtes par les colons a fragilisé le Sahel. Les grandes villes côtières comme Abidjan, Accra ou Lagos ont été favorisées. Au nord du Nigeria, la politique du colon britannique a volontairement négligé l’éducation des habitants. Et aujourd’hui encore, cela se fait ressentir d’autant plus que la structure familiale traditionnelle n’a pas disparu et ajoute une pression démographique considérable qu’il nous faut gérer, de même que les effets du changement climatique. Pour le développement du continent africain, on ne peut pas faire l’impasse du Sahel, car les enjeux y sont également sécuritaires. »

Par quoi commencer ? Le lac Tchad, autour duquel gravitent désormais les djihadistes de Boko Haram. La réponse militaire des pays du bassin du lac Tchad (Cameroun, Nigeria, Tchad, Niger) ne suffira pas si elle ne se conjugue pas à un plan de développement.

« Pour moi, la priorité, c’est de faire revenir l’eau dans le lac Tchad pour relancer l’agriculture et la production électrique. Maiduguri [capitale de l’Etat du Borno, au nord-est du Nigeria] et tout le Sahara ont un immense potentiel d’énergie solaire. Il n’y a qu’à voir ce que fait le Maroc [Mohammed VI a inauguré en février Noor 1, la première centrale solaire du gigantesque complexe de Tamezghitane]. Moi de mon côté, je réfléchis à comment apporter des solutions locales solaires pour les plus pauvres. Il faut assurer l’éducation des populations, il faut des graines et des engrais pour les fermiers dans les zones qui ont été sous contrôle de Boko Haram. »

« Nous sommes au XXIe siècle, pas au VIIe ! »

Pour la deuxième autorité musulmane du Nigeria, la première étant le sultan de Sokoto, « Boko Haram ne puise sa source dans aucune référence intellectuelle islamique. Ce mouvement d’une vacuité intellectuelle et spirituelle édifiante a néanmoins compris comment attirer l’attention des médias en perpétrant des crimes intolérables, mais cela n’a rien à voir avec la religion. »

Membre de la confrérie soufi de la Tidjaniya, très implantée en Afrique de l’Ouest, l’émir de Kano a observé la montée en puissance du wahhabisme et du salafisme soutenu à coups de milliards par les pétrodollars d’Arabie saoudite.

« Pour moi, le wahhabisme et le salafisme ont en commun avec des groupes comme Boko Haram une forme d’intolérance. Le discours prépare au passage à l’action. De même que le chiisme iranien après Khomeyni a aussi pu inciter à un certain radicalisme. Il n’y a pas une seule et unique interprétation de l’islam. Elles varient selon le temps et le lieu. Il ne me semble pas raisonnable de vouloir imposer un mode de vie du VIIe siècle, comme le souhaitent les salafistes. Nous sommes au XXIe siècle ! Par ailleurs, les musulmans africains ne sont pas des Arabes. L’islam africain a eu et continue d’avoir ses propres écoles de pensée, ses savants, ses anciens empires, sa propre histoire… Et nous n’avons pas besoin de l’Arabie saoudite ou de l’Iran pour nous expliquer l’islam. »

Le territoire sur lequel règne l’émir de Kano a vu la charia être remise en vigueur en 2000. Une restauration à laquelle Sanusi Lamido Sanusi n’était pas favorable, estimant que la région avait bien d’autres problèmes à régler, plus importants. Dans l’auditorium du Monde, il a précisé sa position.

« Je me suis surtout opposé à la charia comme outil politique permettant à certains dirigeants de faire croire qu’ils allaient tout résoudre, simplement en coupant la main des voleurs. Il y a en effet des punitions prévues dans les textes islamiques, mais c’est trop facile pour un gouverneur qui a un budget de plusieurs milliards de nairas et qui n’est pas concerné par les véritables souffrances de la population d’invoquer la charia sans rien faire pour l’éducation, la sécurité alimentaire pour les plus pauvres, ou la lutte contre la corruption. »

Dans la salle, plusieurs auditeurs interpellent l’émir de Kano sur la question des libertés individuelles, et notamment les droits des homosexuels.

« L’Europe doit garder en tête que les sociétés sont à des niveaux d’avancement différents. Lorsque j’étais enfant, dans les années 1970, l’homosexualité était encore un crime en Europe et aux Etats-Unis. Cela a pris du temps de légaliser le mariage gay, et encore, ce n’est pas le cas partout. Aujourd’hui, c’est un trop grand pas que de demander à des sociétés africaines d’accepter et de soutenir des lois LGBT. Je ne dis pas que cela n’arrivera pas. Mais il faut du temps. Il est important d’être réaliste dans les projets de réforme des sociétés africaines. Car le changement se fait par consensus et ce sont les Africains qui le décident, pas les Européens ou les Américains. Il faut d’abord que nos lois protègent les femmes contre les violences domestiques et les enfants contre les abus sexuels. »