La côte kényane est à une heure d’avion de Nairobi : 530 kilomètres de plages, mais aussi de menaces terroristes, de minorités persécutées, d’une biodiversité exceptionnelle hélas en danger. Une zone-clé, entre Inde, Somalie et Yémen, pour comprendre l’Afrique. Un reporter du Monde Afrique l’a parcourue, depuis Mombasa, plus grand port d’Afrique de l’Est, jusqu’à Lamu, berceau de la culture swahilie. Un littoral aujourd’hui à un tournant.

Il est 8 heures 30 du matin, et la température a déjà dépassé les 30 degrés dans la crique de « Blue Bay », à Watamu. Trois jeunes Kényans arrivent, débonnaires, en tongs ou pieds nus. Un bateau de bois les attend, bariolé de couleurs et de motifs fleuris. Un toit protège du soleil. Une trappe vitrée permet d’observer les fonds marins.

L’équipage prend place dans le bateau. L’esquif s’en va lentement, cabotant tranquillement le long des côtes. « On sort deux fois par semaine », explique Jimmy Kahindi, meneur de l’expédition, carnet et jumelles à la main. Ce jeune Kényan de 29 ans, qui achève un master en sciences de l’environnement, a entamé un ambitieux décompte du nombre de dauphins présents dans le parc national marin de Watamu. Sur le toit, la vigie a pris place. Pour le moment, aucun cétacé n’est en vue.

Infographie Le Monde

A 120 kilomètres au nord de Mombasa, et 25 kilomètres au sud de Malindi, Watamu (la maison des gens doux) est l’un des plus vieux parcs marins d’Afrique. Le site est protégé depuis 1968. Ses quarante types de coraux et cinq cents espèces de poissons sont protégés par la Kenya Wildlife Service (KWS), qui a la lourde charge de veiller sur sa population de dauphins et, parfois aussi, d’orques et de baleines à bosse.

Le Kenya a des lions et des éléphants mais aussi des dauphins

Une tortue marine sort la tête de l’eau, observe le bateau et s’enfuit. Jimmy Kahindi et sa troupe en sont à la vingt-et-unième sortie en mer. Toutes les dix minutes, les équipiers se succèdent pour remplir un tableau. « Dès qu’on voit un dauphin, on le prend en photo, on note l’heure, la position sur le GPS », explique Mike Mwang’ombe, photographe de l’équipe.

Pour reconnaître l’espèce ou l’identité du cétacé, on s’aide d’un portfolio rempli de clichés d’ailerons surgissant par-dessus les flots. « Chacun a le sien, unique », rappelle Jimmy Kahindi. Les jeunes chercheurs notent aussi le comportement des dauphins : « FF » pour « forage », c’est-à-dire un dauphin en train de manger. R, pour « rest », au repos. SO pour « socializing », sociabiliser, TR pour « travelling », voyager.

La protection du parc, ces dernières années, s’est améliorée. « Nous avons formé la marine kényane et les pêcheurs, depuis 1994 nous comptons les dauphins », détaille Jane Spilsbury, de l’Association Marine de Watamu (WMA).

Il y avait urgence : les parcs marins kényans souffrent depuis longtemps d’une faible valorisation comparée aux réserves terrestres. « A Nairobi, il y a beaucoup de gens qui ignorent qu’en plus des lions et des éléphants, leur pays accueille aussi des dauphins ou des baleines, et cela à seulement une heure d’avion. »

Une campagne de communication et de sensibilisation a été lancée par WMA il y a peu dans le but d’ajouter aux « big five » terrestres (lions, léopards, rhinocéros, éléphants et buffles) les « big five de l’océan » (baleines, dauphins, requins-baleines, marlins et tortues de mer.

Chabab et Ebola minent le tourisme

Les 530 kilomètres du littoral kényan sont dépendants du tourisme. Le secteur représente au moins 12 % du PIB kényan – sans doute davantage sur la côte, qui, hormis Mombasa et son port, demeure pauvre en industrie et agriculture.

Watamu est ainsi depuis longtemps fréquentée par les amateurs de plongée et les passionnés de la pêche au gros. La région a gardé en mémoire le nom d’un piètre pêcheur mais grand écrivain, toujours un peu saoul, Ernest Hemingway, venu ici dans les années 1930 s’essayer à la pêche à l’espadon et au requin.

Seulement touché par les menaces du groupe somalien Al-Chabab (ainsi que par l’épidémie d’Ebola, dont le foyer était pourtant situé plus de 7 000 kilomètres), le secteur touristique est en crise. Selon le bureau des statistiques kényan (KNBS), le nombre de vacanciers arrivant au Kenya par l’aéroport international Moi de Mombasa a baissé de près de 40 % entre 2013 et 2014. Une dégringolade qui s’est prolongée en 2015.

A bord du bateau des compteurs de dauphins du parc naturel de Watamu. | Bruno Meyerfeld / Le Monde Afrique

La chute du tourisme a-t-elle été bénéfique pour la conservation des dauphins ? « Le corail est moins abîmé, il y a moins de pression humaine », admet Jimmy Kahindi. Dans le parc de Watamu, on trouve des dauphins dit Tursiops, assez communs, mais aussi du genre Sousa, dotés d’une bosse dorsale, bien plus rares. « Entre 2010 et 2015, nous n’avons pu observer des dauphins de type Sousa qu’à sept reprises, rappelle Jane Spilsbury. Mais, cette saison au moins quinze fois, en seulement deux mois et demi. »

Le nombre d’animaux marins est mal connu, et mesuré sérieusement depuis à peine une dizaine d’années. Lors des derniers relevés, 141 dauphins Tursiops ont été observés. « Mais on ne sait pas si ce sont des dauphins qui restent dans le parc, ou juste de passage, poursuit Jane Spilsbury. L’enjeu de la conservation, pour le futur, réside dans la précision des données. »

Vers un retour des animaux ?

Fazal Omar, de son côté, est inquiet. Ce capitaine kényan chaleureux, d’origine yéménite, vogue sur les eaux cristallines de Watamu depuis plus de vingt ans. « Avec l’effondrement du tourisme, quelques animaux vont peut-être revenir. Mais les habitants eux, n’auront plus que la pêche pour survivre », s’inquiète-t-il.

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Déjà, depuis les plages, peut-on voir des pêcheurs, attendant le poisson à la limite de l’entrée du parc, sous l’œil pour le moins négligent des rangers du KWS. « Le gouvernement prétend aider financièrement les habitants de la côte. Mais c’est faux : très peu d’argent est distribué, continue le capitaine. Si les touristes ne reviennent pas, les pêcheurs vont aller dans le parc, au risque de détruire le corail et d’attraper des dauphins. »

Les autorités soufflent le chaud et le froid au sujet de la protection du parc. Si les fonds marins sont mieux valorisés, les officiels de Nairobi regarderaient néanmoins d’un bon œil la future construction d’un dolphinarium dans la capitale kényane.

Une pétition a été lancée en ligne contre le projet. « Le monde entier se détourne vers des pratiques de confinement, extrêmement nuisibles à la vie et au bien être des dauphins, enrage Jane Spilsbury. Pourquoi ne pas plutôt investir dans le tourisme vert et la protection de l’espèce en milieu sauvage ? »

Mais la protection sert-elle encore à quelque chose ? « 80 % du corail a disparu depuis ans. Seul 15 % du parc est aujourd’hui recouvert de corail, contre près de 100 % il y a vingt ans. La cause, c’est le réchauffement climatique », admet Peter Muzembi, spécialiste du corail à l’organisation de protection de l’environnement A Rocha Kenya. Le corail, qui abrite nombre de poissons, est essentiel à l’écosystème du dauphin. « Il est aussi très lent à se régénérer : à peine 1 centimètre par an… Il n’y a pas grand-chose qu’on puisse faire », ajoute le chercheur.

Il est 13 heures 30. Cinq heures de navigation sous le cagnard équatorien prennent fin. Aucun dauphin n’est venu à notre rencontre. Déception du reporter. Retour au sable brûlant. « Hier on en a vu plus de cinquante ! Vous n’avez vraiment pas de chance. Aujourd’hui, ils doivent se reposer… », s’excuse presque Jimmy Kahindi.