Un corbeau sur la côte kényane, face à l'océan. | MK Campbell / Flickr

La côte kényane est à une heure d’avion de Nairobi : 530 kilomètres de plages, mais aussi de menaces terroristes, de minorités persécutées, d’une biodiversité exceptionnelle mais en danger. Une zone-clé, entre Inde, Somalie et Yémen, pour comprendre l’Afrique. Un reporter du Monde Afrique l’a parcourue, depuis Mombasa, plus grand port d’Afrique de l’Est, jusqu’à Lamu, berceau de la culture swahilie.

« Ils sont très intelligents, très puissants et conscients de leur force. Sur la côte, tous les animaux ont peur d’eux. Ils attaquent en groupe. A quatre, dix, parfois plus. Ils mangent de tout : de la viande, des végétaux, du plastique. Ils se cachent très bien, très haut dans les arbres, de sorte qu’il est très difficile de les attraper. »

Mais de qui Lennox Kirao, de l’ONG de protection de la nature A Rocha, confortablement attablé face à l’océan indien, à Watamu, parle-t-il ? Quel est ce terrible et insaisissable prédateur de la côte ? Ici, Nul jaguar ou autre lion. C’est bel et bien d’un corbeau qu’il s’agit.

Le corbeau familier, ou corneille d’Inde, n’est pas un petit moineau. Une quarantaine de centimètres et un peu plus de 300 grammes de plumes. De grands yeux bruns, un pelage noir brillant, une poitrine et une nuque toute de collerette grise. « House Crow » en anglais, « Corvus Splendens » en bon latin, « kunguru » en swahili. Sur la côte, on le connaît mieux sous le surnom peu élogieux de « black devil ». Le diable noir.

Ambiance de film d’Hitchcock

Alerte : le corbeau indien envahit la côte ! De Malindi à Mombasa, entend-on les croassements, perché sur la cime de chaque arbre. On le voit, au petit matin, posé sur les fils électriques par-dessus les bennes à ordure, goûtant à un fétide petit-déjeuner. « Ils sont partout ! », s’alarme Joel, photographe de mariage, qui simule un lance-pierre en tendant la cordelette de son appareil photo entre ses doigts. « Sur les églises, les mosquées, les orangers, les tours de télécoms, les baobabs, les manguiers, les palmiers ! ». Ou quand la côte kényane prend des allures de films d’Hitchcock, avec pêcheur swahili et touristes européens en crème solaire pour se partager le rôle (tout de suite moins glamour) de Tippi Hedren.

Le kunguru ne respecte rien. Ni personne. À Mombasa, seuls quelques rares pigeons ont survécu, et si peu d’oiseaux marins. « Avant, on avait de très jolis passereaux rouges et jaunes dans les jardins publics… Les corbeaux les ont chassés », s’attriste Kelvin Mazera, guide ornithologique dans la deuxième ville kényane, aujourd’hui à la peine.

De Zanzibar à Djibouti via Mombasa

Retour dans le temps, direction 1891. La colonisation britannique prend ses quartiers sur la côte est-africaine, depuis la Somalie jusqu’à Zanzibar. De l’autre côté des mers, aux Indes, on identifie le « house crow », gourmand en déchets, comme un bon moyen de réduire décharges. Quelques volatiles sont importés vers l’archipel Zanzibar, passée depuis 1890 sous protectorat britannique.

Mais l’espèce, qui ne trouve ici aucun prédateur, se reproduit plus vite que prévu. Dès 1917, l’oiseau est identifié comme un invasif. Le « diable noir » n’en a cure et remonte la côte tanzanienne, atteignant Mombasa en 1947, déboulonnant sur Watamu, Malindi pour atteindre Djibouti les zones somaliennes.

Le corbeau profite, au fil des années, d’un système cataclysmique de ramassage des ordures. Dans un article, publié en 2004, Colin Jackson, fondateur d’A Rocha, énumère les ennuis causés par le volatile. Ils sont nombreux :

  1. Les corbeaux tuent et pourchassent les autres espèces d’oiseaux, dévorant les œufs et démolissant les nids, chassant jusqu’aux petits reptiles et mammifères.
  2. Ils causent de sévères dommages à l’agriculture locale, attaquant les poussins, détruisant les cultures de maïs ou de sorgho.
  3. Ils transportent et transmettent nombre de maladies (jusqu’à huit parasites humains, et sans doute le choléra), répandant les ordures à travers la ville. À la recherche des diaboliques corbeaux, dans les décharges publiques, l’auteur de ces lignes a contracté une sévère infection bactériologique à la gorge (mais peut-être n’est-ce qu’une coïncidence).
  4. Ils dégradent les infrastructures publiques, allant jusqu’à paralyser l’aéroport international de Mombasa en se faisant aspirer par les réacteurs des avions, polluent les sources en eau potable (via le fameux « guano »), provoquant coupures de courant et « black-out » en se posant - trop nombreux - sur les câbles électriques.

Une espèce qui menace la biodiversité

Le « kunguru » met ainsi en péril la biodiversité de la côte. « La forêt d’Arubuko-Sokoke, en bordure de Watamu, 260 espèces d’oiseaux dont six en danger », s’alarme Lennox Kirao. Parmi eux, on compte le Tisserin de Clarke, plumage sombre et ventre doré, dont la population ne dépasserait pas les 6 000 individus. « Sur l’ensemble du globe, il ne vient pondre qu’ici. Ces oiseaux sont tout petits et très chétifs. Ils se font exterminer par les corbeaux. »

Lennox Kirao prédit des temps obscurs pour la côte. « À Watamu, on trouve le Sterne de Dougall : un oiseau marin qui vient pondre chaque année sur les rochers entre mai et août, explique-t-il. C’est un petit oiseau, mais capable de se défendre. Ils sont 3000 chaque année. Si les corbeaux les trouvent, ça va être un carnage, une véritable guerre. »

Après Hitchcock, comme un air de Games of Thrones.

Côté humain, on se protège comme on peu. Les hôtels embauchent des employés, chargés de faire fuir le corbeau. Ainsi en va-t-il de Kenny, serveur rencontré au Palm Tree Hotel de Mombasa. « Je dois sans cesse les effrayer, sinon ils se jettent sur la table pour prendre la nourriture des clients », explique le jeune homme, qui a accroché de petits bouts d’aluminium autour de la cour de l’établissement pour effrayer le kunguru. Des fermiers sont allés jusqu’à asperger leurs poussins de spray rose ou bleu fluo afin d’effrayer l’oiseau de mauvais augure. « On utilise des cages en bois, avec de la nourriture, pour les piéger. Mais ils ont déjà compris le truc, et ne se laissent plus avoir », se lamente Kelvin Mazera. « Les corbeaux ont une excellente mémoire, ils arrivent à reconnaître ceux qui les ont mis en danger », complète Lennox Kinao.

Vers une chasse aux corbeaux ?

Que faire alors ? Une politique d’éradication à base d’un poison, le starlicide, a produit quelques effets dans le passé. Mais l’opération a été menée à petite échelle, et le produit est aujourd’hui interdit d’importation. « On n’a rien fait depuis cinq ans, déplore Lennox Kinao. À la fin de l’éradication, il restait une centaine de couples de corbeaux à Watamu. Aujourd’hui, ils sont au moins dix fois plus nombreux. »

Après des années d’indifférence, les autorités locales semblent enfin se saisir de problème. « On pourrait vendre une licence aux touristes et aux habitants afin de tirer les corbeaux au fusil », propose-t-il. Un « ball-trap » au corbeau familier tentera-t-il les vacanciers en quête d’originalité pour meubler les fins d’après midi tropicales ? « Il faudra faire attention à ce qu’ils ne tirent pas sur les autres oiseaux quand même… », s’inquiète déjà le chercheur.

À Zanzibar, le mix de « trapping » et d’empoisonnement a cependant permis de réduire la population de corbeaux de 75 à 80 %. Mais n’est-il pas déjà trop tard ? Le « diable noir » remonterait déjà vers Nairobi. La capitale compte près de 600 espèces d’oiseaux, dont des aigles couronnés et d’imposants marabouts. Ceux-ci pourraient opposer une résistance bien plus farouche que les frêles passereaux de la côte, et la bataille de Nairobi pourrait bientôt être engagée.