Anne Lauvergeon, lors d'une conférence de presse à Paris le 11 février. | PHILIPPE WOJAZER / REUTERS

L’organisme antiblanchiment Tracfin a travaillé dans le plus grand secret pendant de long mois. Main dans la main avec le Money Laundering Reporting Office-Switzerland (MROS), son homologue suisse, il a suivi pas à pas le chemin complexe emprunté par plusieurs millions de dollars depuis des places offshore vers des comptes liés à Olivier Fric, homme d’affaires discret. Cet intermédiaire dans le secteur de l’énergie est par ailleurs l’époux d’Anne Lauvergeon, patronne pendant dix ans et jusqu’en 2011 d’Areva.

A la clé, peut-être, un début d’explication sur le flou qui entoure l’acquisition en 2007 de la société UraMin pour 1,8 milliard d’euros par le groupe qui s’est soldée par un fiasco industriel.

Malgré les réticences des institutions bancaires suisses, le MROS est parvenu à obtenir des documents sur les comptes détenus par M. Fric. Au milieu de nombreux flux financiers, plusieurs ont intrigué les enquêteurs. Ils relient directement le mari de Mme Lauvergeon à l’acquisition de la société UraMin. Dans une note transmise pendant l’été au parquet national financier, l’organisme antiblanchiment français a détaillé ses trouvailles.

Selon les informations du Monde, elles ont conduit le parquet national financier à délivrer début septembre un réquisitoire supplétif aux magistrats enquêtant sur l’acquisition d’UraMin pour qu’ils puissent instruire sur les faits de délits d’initiés.

Une plus-value d’environ 300 000 euros

Ce volet vient élargir la première information judiciaire qui visait jusqu’ici des faits présumés d’escroquerie, d’abus de bien social et de corruption d’agent public étranger. Une autre enquête est par ailleurs ouverte pour diffusion de fausses informations boursières, de présentation de comptes inexacts, d’abus de pouvoir, de faux et d’usage de faux.

La question est désormais posée par la justice : Olivier Fric a-t-il bénéficié d’informations privilégiées sur l’acquisition de la société UraMin afin de réaliser des mouvements financiers spéculatifs ? Son avocat, Mario-Pierre Stasi, affirme au Monde que son client conteste tout délit d’initiés et réserve ses explications à la justice.

Selon les extraits de la note de Tracfin rendus publics, mercredi 30 septembre, par Charlie Hebdo et dont Le Monde a pu obtenir confirmation, plusieurs sociétés domiciliées dans des paradis fiscaux ont acquis des titres UraMin à la Bourse de Toronto entre le 18 mai et le 12 juin 2007 avant de les revendre à la société Amlon Limited peu après. Le 20 juin, soit cinq jours après l’annonce officielle de l’offre publique d’achat amicale d’Areva sur la société canadienne, ces actions étaient toutes revendues. La plus-value, environ 300 000 euros, aurait ensuite atterri sur un compte bancaire au Crédit suisse avant de rebondir au Liechtenstein puis à nouveau en Suisse sur des comptes liés à Olivier Fric ainsi qu’à la société International Trade and Finance dont il est l’un des associés.

Sur la base de ces informations, les enquêteurs de Tracfin écrivent qu’il peut être « raisonnablement envisagé que M. Fric ait disposé d’une information dont n’ont pas bénéficié les autres acteurs du marché boursier, pour en tirer un profit par l’entremise d’entités juridiques sous son contrôle ». Ils s’interrogent ensuite sur une volonté supposée « de masquer l’opération ».

« Cette opération est douteuse »

Depuis l’acquisition d’UraMin et son épilogue en forme de fiasco industriel, les interrogations étaient légion sur le choix stratégique d’Anne Lauvergeon. Dès 2010, des cadres de l’entreprise commandaient un audit discret sur l’acquisition d’UraMin. Dans ses conclusions, l’auteur du rapport notait : « J’ai le regret de vous informer que cette opération boursière est particulièrement douteuse. Il y a un faisceau d’indices sérieux et concordants qui montre qu’Areva a été victime d’une escroquerie. » En 2011, le directeur du département minier, Sébastien de Montessus, mandatait un cabinet suisse d’intelligence économique pour enquêter sur cette acquisition. A aucun moment, Anne Lauvergeon ne fut informée de cette initiative.

Le nom d’Olivier Fric, cité dans cette enquête privée, est venu faire écho aux interrogations de nombreux cadres sur les immixtions répétées du mari de la dirigeante dans les affaires d’Areva. M. Fric avait notamment participé au recrutement de Daniel Wouters, entré fin 2006 chez Areva, où il a ensuite géré le rachat d’UraMin… L’enquête menée par Alp Services, qui vaudra à son auteur d’être condamné en France pour s’être procuré les fadettes de M. Fric, ne conclura à aucune malversation de ce dernier dans UraMin. Mais le mystère autour des activités de M. Fric n’en fut pas pour autant dissipé.

Si Mme Lauvergeon a reconnu fin 2013 que l’acquisition d’UraMin s’était « faite au mauvais moment », elle a expliqué à plusieurs reprises publiquement depuis son départ du groupe en 2011 avoir été l’objet d’une cabale politique ourdie par ceux qui souhaitaient la voir partir. Au premier rang desquels Claude Guéant, François Roussely et Henri Proglio, deux anciens dirigeants d’EDF. Contacté, Jean-Pierre Versini-Campinchi, avocat de Mme Lauvergeon, n’a pas souhaité réagir.