Le général Hermogenes Esperon après la confirmation de la mort d'un leader d'Abou Sayyaf, Khadaffy Janjalani, à Manille, le 20 janvier 2007. | JOEL NITO / AFP

Groupe djihadiste à la solde de l’Etat islamique ou nébuleuse de guérilleros opportunistes ? Les islamistes philippins d’Abou Sayyaf font de nouveau parler d’eux depuis quelques semaines.

Le 25 avril d’abord, avec l’exécution du ressortissant canadien John Ridsdel pour lequel ils réclamaient une rançon. L’homme avait été enlevé le 21 septembre 2015, avec un compatriote et son épouse philippine, ainsi qu’un Norvégien, dans une marina au sud de Mindanao, l’île principale des Philippines.

Puis mardi 3 mai, en postant une vidéo mettant en scène les trois otages survivants, à genoux, dans ce qui ressemble à une plantation de cocotiers, entourés de six hommes armés. On les voit demander aux gouvernements canadien et philippin de satisfaire à leurs exigences, sans quoi ils subiraient le même sort que John Ridsdel.

Face à cette menace pour la sécurité intérieure du pays, le président philippin, Benigno Aquino, s’est engagé mercredi 27 avril à lancer un assaut militaire pour « neutraliser » les islamistes du groupe : « Il y aura des victimes. Mais ce qui revêt une importance capitale, c’est de neutraliser les activités criminelles de l’AGS », a-t-il annoncé par communiqué, faisant référence à l’acronyme souvent utilisé pour désigner Abou Sayyaf.

Une colonisation inachevée

Fondé en 1992 par Abdurajak Abubakar Janjalani, un ancien moudjahidine qui a combattu les Russes en Afghanistan aux côtés d’Oussama Ben Laden, le groupe Abou Sayyaf a longtemps été proche d’Al-Qaida. Depuis environ vingt-cinq ans, et malgré plusieurs campagnes d’éradication des groupes islamistes menées par l’armée philippine avec le soutien des Etats-Unis, il est toujours debout.

« Les mouvements séparatistes existent depuis des siècles sur Mindanao. Ni les Espagnols ni les Américains ne sont parvenus à coloniser l’île, dont la population était fortement musulmane », précise David Camroux, professeur associé au CERI, pour expliquer les origines de l’organisation.

A la fin des années 1960, la population musulmane, les Moros, qui représentent aujourd’hui 5 % de la population, s’organise politiquement pour faire face au gouvernement philippin. Plusieurs organisations de l’insurrection islamique s’allient. Parmi elles, le Front moro de libération nationale. En 1991, le groupe éclate et donne naissance à Abou Sayyaf.

« A l’origine, les revendications de ces mouvements insurrectionnels moros sont identitaires et politiques, explique David Camroux. En ce qui concerne Abou Sayyaf, on peut se poser la question de leurs réelles motivations. » En août 2014, plusieurs dirigeants d’Abou Sayyaf prêtent allégeance à l’Etat islamique. Pourtant, si les revendications initiales étaient purement idéologiques et politiques, elles constituent aujourd’hui « un cache-sexe pour donner une forme de respectabilité à une entreprise criminelle », souligne David Camroux. Car depuis vingt-cinq ans, l’organisation s’est tournée vers le business des otages.

Un mouvement changeant et insaisissable

« Au fil des années, le gouvernement, avec l’aide des Etats-Unis, a réussi à neutraliser la plupart des membres originaux Abou Sayyaf. Mais le mouvement est sans cesse alimenté par des jeunes recrues. La situation socioéconomique des régions du sud du pays constitue un terreau riche pour le recrutement », explique Ramon Casiple, politologue philippin, fondateur et directeur de l’Institut philippin pour les réformes politiques.

Et l’argent des kidnappings ne sert pas seulement à enrôler des fidèles. Il permet aussi à Abou Sayyaf de s’assurer le soutien des populations. « Leur survie s’explique aussi par leur connaissance des régions dans lesquelles ils opèrent [îles de Jolo, Basilan et Mindanao] et dans leur grande mobilité », ajoute David Camroux.

Devant cette situation inextricable, le président philippin, Benigno Aquino, avait obtenu la signature d’un accord de paix avec les principales milices islamiques, le 27 mars 2014. Cet accord devait déboucher sur la création d’une nouvelle région semi-autonome musulmane, mais le texte, ni adopté ni rejeté, est resté lettre morte. Le cessez-le-feu n’a pas été respecté lui non plus, conduisant à des affrontements sanglants entre les deux parties.

Le « Trump philippin »

Arrivé en fin de mandat, M. Aquino va bientôt céder la présidence du pays. Les Philippins votent lundi 9 mai pour élire son successeur, qui pourrait être Rodrigo Duterte, l’ancien maire de Davao, principale ville de l’île de Mindanao. Favori des sondages, celui qu’on surnomme le « Trump philippin », « le punisseur » ou encore « le méchant », est connu pour ses méthodes expéditives. Pour rétablir la sécurité à Davao, M. Duterte a reconnu en partie avoir fait appel à des « escadrons de la mort ».

Emploiera-t-il les mêmes moyens pour mater les rébellions islamistes à l’échelle nationale ? Pour Ramon Casiple, « il demandera certainement leur reddition dans un premier temps. En cas de refus, il peut ordonner une campagne implacable qui aura de graves répercussions sur les droits de l’homme et sur la population civile ».