Par Serge Avédikian

Chers amis de Turquie,
Nous savions que le parcours serait long, et le chemin semé d’embûches comme on dit, puisque cela faisait déjà un certain temps que nous attendions cette ouverture. Puis le temps est venu, le temps de l’espoir d’enfin pouvoir dialoguer, le temps des rencontres intéressantes. C’était nouveau pour tout le monde, se parler librement, laisser entrevoir la colère cachée, percer la pudeur des mots, peser le danger, prendre des risques, aller et venir, commencer à rêver de ce quelque chose qui allait se mettre à revivre entre nous. Tout cela c’était un peu avant et un peu après l’assassinat de Hrant Dink en 2007, qui a payé de sa peau, en plein jour, pour vous tous, pour nous tous et pour ceux à venir aussi.

Vous avez demandé pardon au peuple arménien au nom du peuple turc, à qui vous vous substituiez, en pensant que vous seriez suivi par des milliers et des centaines de milliers de ceux qui se disent de Turquie mais qui ne sont pas par forcément turcisés et embrigadés dans le fond. Nous vous avons dit merci pour ce pardon bienvenu, même si le « mot qui gêne [génocide] » n’était pas utilisé pour ne pas vous heurter au pouvoir en place et pour amener les choses en douce, disiez-vous, à la « Turka » oblige, c’était les débuts d’Erdogan qui jouait l’ouverture…

Le « mouvement du pardon » a fait long feu, le peuple turc ou les peuples de Turquie ont la peau durcie, à force d’avoir été battu, rebattu et humilié par la violence et le mensonge, ils ne savent plus de qui ils sont les peuples et d’où ils peuvent parler ou se parler à soi-même. Et encore moins aux autres, qui n’en peuvent plus d’attendre que cette parole d’émancipation et de libération vienne enfin.

Pauvre de nous, pauvre de vous, que faire lorsque ça résiste à ce point, lorsque ça se met à manipuler d’en haut ? On n’est pas dupe. On parle, on se parle à coup de colloques, de débats, de rencontres universitaires, de rencontre en terrain neutre, de livres interposés, d’articles en langues européennes, de films et de pièces de théâtres.

Les fonds de commerce s’ouvrent, font un petit tour puis s’en vont. D’autres se mettent en place ; un article à plusieurs, signé par ci, un livre à deux, signé par là, un film co produit, une pièce jouée à Paris, Istanbul et Diyarbakir, une autre à Erevan, et Berlin et Paris. Ça se réveille mais pour qui ? Toujours les mêmes et compagnie et un peu plus peut-être, mais c’est tout.

Et pendant ce temps en haut on compte les points et on autorise les commémorations mémorielles de rues à Istanbul. Grande première, mais silencieuse s’il vous plaît, assis, plutôt que debout, des grandes photos noir et blanc des grands disparus arméniens de l’époque, brandies à bras-le-corps. Émouvante rencontre entre passé et présent, qui se ressemblent un peu, sous le regard des nationalistes prêts à frapper encore, un peu comme avant, toutes proportions gardées.

Enfin, la 100aine des 24 avril 1915 est passée, on peut arrêter de compter maintenant, je me disais le temps est suspendu en ce qui concerne cette histoire, les 1 000 et une nuits ont été battues depuis belle lurette, les histoires s’enchaînent et charrient toujours les mêmes rengaines, je ne les énumère pas, c’est énervant à force. Et en France et en Europe et dans le monde ça fait son chemin, depuis qu’il y a une « Arménie indépendante » aussi et qui avec la poussée de la diaspora porte la mémoire pour se faire justice.

Chers amis de Turquie, vous avez tous été contre la pénalisation de la négation du génocide des Arméniens en France, dont le mot a fini par s’installer en douce, mine de rien, dans vos écrits et conférences. Au même titre que vous étiez contre le fait de le prononcer ce mot, vous disiez que si la loi pour la pénalisation de la négation du génocide était votée cela vous empêcherait de continuer votre travail en Turquie, puisque ça braquerait le pouvoir en place. Mais franchement, je n’ai jamais cru à cet argument, par le simple fait que le pouvoir en place n’en était plus là depuis longtemps. La liberté d’expression ne peut se faire au détriment de citoyens français d’origine arménienne, dont je suis et nous sommes nombreux, avec des défilés de négationnistes dans les rues de Paris, qui déshonorent notre mémoire et nous nient ouvertement, sans qu’on puisse avoir la possibilité de riposter.

Ce n’est pas la position d’être contre une loi votée en France qui aurait fait que vous seriez moins en danger et votre société civile moins en panne dans sa lutte pour plus de démocratie en Turquie. Cette position était valable dans les années où Hrant Dink menait la bataille et souhaitait croire en la société civile dont vous étiez les précurseurs. Vous ne pouviez peut-être pas dire que vous aviez peur, peur de perdre votre place à l’université, perdre votre place dans un journal de gauche, ou peur d’être inquiété par la police ou les juges de toutes sortes. Depuis cinq ans et plus, Monsieur Erdogan fait ce qu’il veut ! Muselle ceux qui parlent, même du bout des lèvres, fait condamner ceux qui osent, même s’ils ne font que leur métier. Il brouille toutes les cartes au Moyen Orient et partout où il peut, jouant avec le feu. Bref, il règne en maître absolu et fait peur. Je comprends, oui, je comprends, ce n’est tout simplement pas facile de risquer sa vie, puisque le fantôme de notre ami Hrant Dink apparaît encore de temps à autre et nous serre dans ses bras immenses. Combien de journalistes, comme Can Dündar et Edem Gül, condamnés aujourd’hui et le silence qui s’en suit ?

Il fallait le dire, l’écrire, le chuchoter, le crier afin qu’on l’entende nous aussi, de là où nous sommes, pour venir en aide, pour crier avec vous, pour que, pour une fois, nous puissions nous retrouver de l’autre côté du miroir. Vous à notre place et nous à la vôtre, pour voir l’autre côté, pour voir de l’autre côté, se sentir ensemble pour une même cause, à l’endroit et à l’envers. Mais voilà, cela n’a pas lieu, chacun reste de son côté. Les frontières sont là pour nous rappeler qui habite où et pourquoi, cela doit être ainsi puisqu’il y a des vainqueurs et des vaincus et c’est gravé dans du marbre. Notre histoire commune est niée par beaucoup de vos/nos voisins de palier à qui vous n’avez pas pu/su dire assez clairement que ça a existé et que ça existe encore. Maintenant c’est au tour des Kurdes, ils sont à la place des Arméniens d’antan. Certes pas simple à formuler et à transmettre dans un pays où tout s’est construit sur un mensonge historique qui se perpétue encore et encore.

Quelle est la légitimité de votre/notre action aujourd’hui ? Comment se fait-il que les jeunes gens qui lisent, qui luttent, qui s’intéressent au présent de la Turquie ne soient pas au rendez-vous pour continuer ce qui aurait dû être un relais possible pour le futur ? Vous ne leur avez pas laissé la place ou c’est eux qui n’en veulent pas ? Que laissons-nous derrière nous dans ce champ de bataille immonde et indescriptible ? Qu’allons nous dire aux générations à venir ? On ne compte plus le temps, il tourne sans nous, en ce moment.
Garo Paylan, le député d’origine arménienne, qui ose « brandir » la mémoire du passé pour inviter les autres députés de l’Assemblée en Turquie à ouvrir des enquêtes afin que justice soit faite, a posteriori, sera-t-il la prochaine victime ? Doit-on verser encore du sang arménien pour calmer les vampires d’Erdogan qui rôdent partout en semant la terreur ? Moi aussi j’ai peur pour votre conscience, restera-t-elle intacte, je vous sais assez intelligent pour savoir que vous vous interrogez.

Serge Avédikian est comédien et réalisateur