Le peintre lors de sa rétrospective consacrée au Centre Pompidou, à Paris, en 2011. | PIERRE VERDY / AFP

Dans le cadre de la disparition de François Morellet, nous republions un entretien avec l’artiste, réalisé par Emmanuelle Lequeux, et paru dans Le Monde daté du 7 mars 2011.

Célébré pour ses peintures abstraites et ludiques, le Français François Morellet a aussi, on le sait moins, pratiqué l’art de l’installation, depuis les années 1960. Il participe alors au mouvement d’avant-garde GRAV (Groupe de recherche d’arts visuels). Le Centre Pompidou a choisi de mettre l’accent sur une trentaine de ces oeuvres, éphémères par définition. Le vaillant octogénaire revient sur cinquante ans de pratique, illustrés par cette rétrospective pleine de légèreté.

Quel sentiment éprouvez-vous à parcourir ce pan méconnu de votre histoire ?

Je m’adore ! Toutes ces couillonnades chics et pas chères me plaisent beaucoup. Elles sont un peu comme une fête foraine. Au début, j’ai eu peur que l’architecture que l’on a construite pour les abriter au Centre Pompidou fasse un peu blockhaus, mais finalement cela marche très bien. Et puis il y a cette marche triomphale vers le fond de l’exposition, c’est parfait. Presque trop beau !

Toutes vos installations sont composées à partir de systèmes mathématiques, qui leur donnent un aspect très minimal, mais jouent aussi avec une certaine poésie de la géométrie. Comment composez-vous avec ces contraintes ?

J’essaie de mettre le moins possible de moi-même dans ces oeuvres, le moins de décisions subjectives. Mon message, c’est de dire qu’il n’y a pas de message. Je suis, plus que la moyenne, indifférent. J’aime cette citation d’Emile Cioran : « Si un être humain perd la possibilité de l’indifférence, il devient un criminel potentiel. »

Il n’y a pas dans mon oeuvre de vérité intouchable. Mais on peut y mettre ce qu’on veut. Marcel Duchamp, ce salaud qui a dit tant de choses avant moi, a clamé que c’était le « regardeur » qui faisait l’oeuvre.

Les Allemands, qui ont été les premiers à me soutenir, mettent par exemple de la transcendance dans mes installations de néon. Si ça les amuse... Cela ne me dérange pas, je les aime tellement que je suis prêt à faire la prochaine guerre avec eux.

L’Ouvroir de littérature potentielle (OuLiPo), dont les membres, de Georges Perec à Raymond Queneau, se jouent aussi des contraintes, vous a-t-il inspiré ?

Quand j’ai vu que Perec, dans La Vie mode d’emploi, appelait un des locataires « Morellet », j’en ai presque pleuré. M’imaginer qu’on avait pu lui parler d’un couillon qui faisait des trucs avec des systèmes ! Je ne me suis jamais senti aussi proche d’un plasticien que de l’OuLiPo. Pour moi, ce sont des descendants d’Alphonse Allais et du Salon des incohérents, dont me nourrissait mon père.

Quelles ont été vos influences dans le domaine des arts -plastiques ?

J’en ai eu trois dans ma vie. D’abord, dans les années 1940, les arts premiers, à commencer par les tapas océaniens, ces pièces de tissus qui aiment à répéter les formes, comme ces triangles noirs qui m’ont beaucoup influencé. Ensuite, l’Alhambra de Grenade. Quelle précision, quelle intelligence des formes ! Resté pendant deux siècles à l’abri des barbares catholiques, l’Alhambra est la forme d’art la plus précieuse et décadente.

Enfin, dernière influence, il y a vingt ans, ma découverte du baroque tardif de Bavière et d’Autriche. C’est tout aussi décadent et merveilleux. Je ris de plaisir quand je vois ces auréoles pas droites, ces faux marbres, ces dorures sur plâtre. C’est agréable d’avoir gardé pour la fin de sa vie une telle découverte.

Vous avez été pionnier dans nombre de domaines. Cela vous importe-t-il aujourd’hui d’être reconnu comme tel ?

Tout ce qui peut me mettre en valeur me plaît beaucoup, car je suis tout à fait normal. Mais ne nous leurrons pas : si Marcel Duchamp, Pablo Picasso ou Albert Einstein étaient morts à la naissance, on aurait quand même eu le ready-made, le cubisme ou la théorie de la relativité. Peut-être juste avec quelques semaines de retard. Il faudrait faire une histoire de l’art sans noms propres : il s’agit surtout de grandes vagues sur lesquelles surfent quelques individus qui sont au bon endroit au bon moment. Ce qui est extraordinaire dans la pissotière de Duchamp, ce n’est pas qu’il l’ait faite, mais que des gens aient pu dire que c’était de l’art.

Continuez-vous à créer aujourd’hui, à bientôt 85 ans ?

Les oeuvres que je préfère, ce sont celles que mes assistants et moi venons de faire. Je prends toujours un très grand plaisir à créer, tant pis si les autres ne le prennent pas. A l’âge lourd que j’ai, je suis très content de moi, c’est peut-être la dernière fois. J’arrive à un stade merveilleux où même les gens qui ne m’aiment pas achètent mes oeuvres.

Bref, je vais beaucoup mieux que tous mes copains morts. Je profite de mes derniers jours de lucidité, mais il ne faut pas s’obstiner, j’arrive à la limite. Je vous tiendrai au courant.