Manon, en concert le 16 avril 2016 à Calais. | Antonin Sabot/Le Monde

Dès qu’elle ouvre sa porte, ce qui frappe, c’est son énergie et le rire franc qui ponctue ses propos. Une nature.

Sa passion, c’est la musique. Elle chante et joue de la guitare dans trois formations : The Lamourettes, un groupe de rock, Ma Main, du rock alternatif en duo avec Romain au vibraphone, et Les Patronnes, « une chorale un peu loufoque et burlesque » de six filles. Pas de temps mort pour cette « Izia calaisienne ».

Avec Ma Main, elle a fait la première partie du concert de Lou Doillon en février au centre culturel Gérard Philippe. Ses textes sont engagés et parlent souvent des migrants. « On se plaint, on se plaint, mais outside it’s worst [dehors, c’est pire] » ; « pousser les frontières de l’humanité, tous témoins de cette nouvelle donne », dit l’un d’entre eux. Ou encore « plastic is burning [le plastique brûle], et les tentes sont brillantes sous le clair de lune », lorsqu’elle a vu des migrants faire brûler du plastique pour cuire des aliments et qu’il faisait si froid sous les abris de fortune.

Ma Main - Outside Is Worst
Durée : 04:10

Manon est née à Calais il y a vingt-cinq ans. Elle travaille comme assistante d’éducation au collège Martin Luther King, classé REP+ (réseau d’éducation prioritaire) et situé dans la ZUS (zone urbaine sensible) du Beau-Marais depuis quatre ans. Elle « a toujours connu les migrants ». Cela a commencé par les Kosovars, « d’ailleurs au collège il y a des gamins qui appellent encore les migrants les Kosovars, alors qu’il n’y en a plus du tout quasiment ! », s’exclame-t-elle. Ils font l’amalgame avec tous les migrants qui arrivent d’un peu partout, « enfin, leurs parents ». Elle a eu la chance d’avoir des parents ouverts, avec lesquels elle a « beaucoup voyagé ». Son père, « ex-hippie », est éditeur de photos spatiales, « un métier atypique », et sa mère, après avoir été secrétaire médicale, pratique l’art floral. « Ils m’ont toujours appris la tolérance », dit Manon.

Investie « dans la cause »

Son credo ? Arrêter de se plaindre et plutôt tenter de faire bouger les choses. Lutter contre une forme d’indifférence et un « manque de compassion », qui créent chez elle « un sentiment d’impuissance ». Elle s’est investie vraiment « dans la cause » à son retour de Lille où elle a fait des études de musicologie et langues étrangères appliquées pendant trois ans après le bac.

La « New Jungle » n’existait pas encore en 2011. Des dizaines de migrants vivaient alors dans des squats essaimés dans Calais, et de petits campements existaient ici et là. Elle habitait à côté de l’un deux et y a rencontré un jeune kurde iranien, Ismaël, avec lequel elle et son ami de l’époque se sont liés d’amitié. « On a proposé de l’héberger de temps en temps, lui était gêné. » Il venait prendre des douches, manger avec eux, « on faisait des machines », et quand le temps était trop mauvais, il dormait sur le canapé, et ramenait parfois des amis. Ce que Philippe Wanesson, la vigie de la situation migratoire à Calais depuis sept ans avec son blog « Passeurs d’hospitalité », appelle « la solidarité de voisinage », sans engagement associatif à la clé.

Elle revient de Berlin où elle a revu son « frère afghan », Nouroz, 26 ans, qui a passé deux ans à Calais avant de faire une demande d’asile en Allemagne depuis novembre, après moult tentatives avortées de passage en Angleterre. Nouroz, dont le père avait un haut poste au gouvernement à Kaboul, était traducteur en Afghanistan et travaillait pour les Américains lors des interrogatoires des talibans capturés. Il a été recherché par ces derniers qui ont assassiné sa famille excepté sa sœur, mariée à un Pachtoun au Pakistan. Sa photo est affichée en bonne place chez Manon pour qui le message « on ne vous laisse pas tout seuls, on vous considère » est primordial.

Nouroz (à gauche sur la photo), le "frère" afghan que Manon a rencontré à Calais. | @guillard

Elle se souvient de témoignages bouleversants dont celui d’un ami syrien d’Ismaël, ex-chef d’une entreprise d’import-export en Syrie qui craque autour du repas pris en commun, « là-bas, ils utilisent nos enfants comme de la chair à canon », dit-il. Elle n’aime pas l’expression « pro-migrants », « on ne peut pas être pour».

Passages à l’acte

Manon a observé la montée de l’extrême droite sur les réseaux sociaux avec les collectifs Sauvons Calais ou plus récemment Calais libre. La parole raciste et hostile envers les migrants s’est libérée depuis deux-trois ans, confirme Philippe Wanesson, qui pointe « un grand défoulement sur le Web » et des passages à l’acte. Depuis janvier, cinq hommes se faisaient parfois passer pour des policiers et passaient à tabac des clandestins. Arrêtés début mars, ils ont reconnu sept agressions, mais il pourrait y avoir plusieurs dizaines de victimes. Depuis leur arrestation, la situation paraît s’être calmée. Le quotidien régional Nord littoral est engagé aux côtés de Facebook pour lutter contre la haine sur les réseaux sociaux.

« Pur racisme », dit Manon, mais tout le monde n’a pas eu la chance de voyager comme elle, de voir autre chose, répète-t-elle. Au collège Martin Luther King, « des gamins ne sont jamais allés jusqu’à la mer ». « La misère déteste la misère », alors « ils n’acceptent pas que quelqu’un vienne prendre leur place », analyse-t-elle lucidement.

Dans une étude publiée en octobre 2015, l’Insee Nord – Pas-de-Calais dresse un état des lieux des quartiers classés en politique de la ville dans la région. Deux sont concernés dans le Calaisis : le Beau-Marais et ses 8 400 habitants et l’ensemble Fort-Nieulay – Cailloux – Saint-Pierre (7 300 habitants). Ces deux secteurs concentrent 14,6 % de la population de la communauté d’agglomération. Mais l’organisme public met en avant un autre chiffre : dans le département, le quartier classé en politique de la ville où les revenus sont les plus faibles est celui du Beau-Marais. La moitié de ses habitants ont un revenu inférieur à 6 200 euros par an.

En 2014, Manon demande au collège de pouvoir emmener des classes à la bibliothèque universitaire de l’ULCO (Université du littoral Côte d’Opale) à côté, où le photographe natif du Pas-de-Calais Julien Saison et militant activiste de longue date organise une exposition intitulée Inhospitalités, mettant en lumière les impasses de la situation à Calais dans le cadre de la Fête de la fraternité. Julien Saison leur expliquerait son travail sur les camps de migrants de la région. Le photographe propose de venir avec trois Soudanais. Manon décide de ne prévenir les collégiens qu’en chemin, pour ne pas essuyer de refus. Les filles se sont regardées « comme si elles allaient se faire violenter ! », dit Manon dans un éclat de rire, qui sait que c’est une des nombreuses rumeurs qui circulent.

Un avis déjà forgé sur la question

Avec les classes de 6e, elle conserve un souvenir touchant de la rencontre. Les Soudanais ont expliqué leur voyage sur un planisphère, émus de voir enfin des enfants, qui leur rappellent ceux qu’ils ont laissés derrière eux. « Les gamins, qui ne voulaient pas rencontrer de migrants, changeaient leur regard et ont fini par prendre leur défense. » Chez les 4e et les 3e « certains n’ont pas décroché un mot », un avis déjà forgé sur la question, et des parents, prévenus, ont refusé d’envoyer ce jour-là leurs enfants au collège.

Si Manon emploie souvent le terme de « cause » pour parler de la situation migratoire à Calais, c’est que le sujet divise, même dans sa propre famille. Le sujet est sensible : tacitement, on se tait pour ne pas froisser dans le milieu de travail et ailleurs. Quand on rencontre quelqu’un, « il y a des questions tests pour savoir si on est pour ou contre » les migrants. Et chacun sait très vite à quoi s’en tenir.

L’Europe ? « C’est bientôt la fin non ? », elle prend l’exemple des contrôles réinstaurés entre la Belgique et la France. Parfois, en prenant le bus pour aller travailler, qui passe à proximité de la « Jungle » et est empruntée par les migrants, elle en a assez d’entendre des réflexions désobligeantes les concernant. Certains bureaux de vote du quartier du Beau-Marais ont voté à 70 % Front national au premier tour des élections régionales en décembre 2015. Parfois, ça la déprime. Elle a envie de bouger. A la rentrée prochaine, elle reprend ses études à Lille.