Les vagues puissantes qui partent de l’Atlantique pour venir s’échouer au pied des remparts de la vieille ville d’Essaouira, produisent une musique étonnante. Comme un mélange de percussions dansantes et de sonorités mélancoliques. Jeudi 12 mai au soir, le soleil s’est déjà couché depuis un moment et l’air s’est rafraîchi dans cette cité berbère à quelque 170 kilomètres de Marrakech, au sud-ouest du Maroc. Mais les projecteurs de lumière de la grande scène installée sur la place Moulay-Hassan, au cœur de la médina, enveloppent d’une douce chaleur les 150 000 personnes venues assister au concert d’ouverture du Festival gnaoua et des musiques du monde d’Essaouira.

Jusqu’au dimanche 15 mai, la deuxième station balnéaire du Maroc après Agadir accueille une kyrielle d’artistes locaux et internationaux, afin de célébrer la musique traditionnelle gnaoua, du nom des descendants d’esclaves subsahariens emmenés au Maghreb lors de la traite arabe en Afrique noire entre les VIIIe et XIXe siècles. La programmation de la 19e édition du festival créé en 1998 annonce des invités comme le batteur américain Jeff Ballard, qui a longtemps accompagné Ray Charles ou Chick Corea. Le maître de la musique gnaoua Abdeslam Alikane, natif d’Essaouira, doit quant à lui se produire sur la même scène que le quartette malien de Tombouctou, le célèbre Songhoy Blues.

Un carnaval de sonorités enfiévrées

« Grâce à ce rendez-vous, je me sens pleinement africain, je ne me reconnecte pas seulement avec mes origines : je fusionne avec moi-même », exulte Omar El Amri, en posant le bras sur l’épaule de l’un de ses trois amis qui l’accompagnent. Le jeune homme de 26 ans affirme avoir un lointain ancêtre venu du Mali. Il termine une formation de maître-nageur à Agadir, où il réside et n’a raté aucune édition depuis 2011. Cette année encore, il assistera à tous les concerts, souligne-t-il, « de toutes les façons, ils sont tous gratuits ».

Mais ce jeudi soir, l’enthousiaste Omar et les autres festivaliers assistent à une autre fusion. Sur la scène, un véritable carnaval de sonorités enfiévrées produites par les Enfants Guinea, un orchestre conduit par Mokhtar, fils aîné du Mâalem Mahmoud Guinea, l’un des plus grands maîtres de la musique gnaoua, décédé le 2 août 2015. A leur côté, une douzaine des vingt-et-un fils du percussionniste Doudou N’diaye Rose, le « tambour major » de la musique sénégalaise décédé, lui aussi, en août 2015. Une fusion entre deux univers cousins et un hommage à deux virtuoses qui ont tous deux fait connaître les rythmes saharo-sahéliens au Japon et aux Etats-Unis, en Europe ou au Moyen-Orient. Doudou N’diaye Rose a été classé « trésor humain vivant » par l’Unesco en 2006 quand Mâalem Mahmoud Guinea, « gardien du temple » de la musique gnaoua avec ses chants sacrés et ses transes, avait enregistré avec des sommités à l’instar du jazzman américain Pharoah Sanders.

La musique gnaoua, c'est quoi ?
Durée : 03:30

Ces hommages et ces fusions vont se poursuivre pendant quatre jours à travers des concerts mais aussi des ateliers. « Ce festival est un réel laboratoire de fusions musicales et nous tenons à ce qu’il continue d’en être ainsi. La musique gnaoua a fait la démonstration de l’ancrage africain du Maroc », affirme Neila Tazi Abdi, productrice de cette rencontre artistique et culturelle. La dame est également vice-présidente du Sénat marocain.

Si le Festival gnaoua et des musiques du monde est devenu en une vingtaine d’années un rendez-vous couru – en moyenne 400 000 spectateurs à chaque édition contre moins de 20 000 en 1998 –, Madame Tazi Abdi soutient qu’il a fallu une « grande volonté politique » pour y arriver. Selon elle, « l’implication personnelle » du roi Mohammed VI a permis à ce festival d’acquérir une dimension internationale et de réhabiliter la culture gnaoua. « Les Gnaouas ont pu sortir de l’indifférence, les joueurs de guembri ne sont plus aujourd’hui de simples saltimbanques qui errent sur les plages. Cette rencontre est l’histoire de la condition humaine des Gnaouas », précise le batteur algérien Karim Ziad, codirecteur artistique du festival.

« La culture et le patrimoine du Maroc »

Longtemps considérés comme des mendiants, errant d’un lieu à un autre, leur luth à la main, les Gnaouas sont d’anciens marginaux qui ont souvent suscité la méfiance voire le rejet en raison de leur peau foncée, d’où leur nom qui signifierait en berbère « venant des pays des hommes noirs ». « Ce n’est plus le cas aujourd’hui, soutient Mâalem Hamid El Kasri. Le maître gnaoua de 55 ans, dont l’arrière grand-père était un ancien esclave soudanais, a été inité à 7 ans. Désormais, nous faisons partie et représentons la culture et le patrimoine du Maroc. »

Par ces mots, Hamid El Kasri fait allusion au dossier introduit l’année dernière par les autorités marocaines auprès de l’Unesco, afin d’inscrire la culture gnaoua au patrimoine oral et immatériel de l’humanité. La requête sera examinée par l’organisation onusienne en 2017. Les habitants et les amoureux d’Essaouira attendent cette échéance avec un brin d’excitation, comme en témoigne ce petit groupe de quatre jeunes touristes allemands aux dreadlocks et au look vaguement hippie, venus « à l’appel de la musique ». Mais qui, avant de rejoindre l’une des cinq scènes de concert du festival, déambulaient vendredi matin dans les dédales de la médina d’Essaouira déjà inscrite, elle, depuis 2001, au patrimoine mondial de l’humanité.