A chaque week-end de Liga, à chaque claque infligée par le Real Madrid ou le FC Barcelone à Gijon ou Getafe, la même interrogation : et si le championnat d’Espagne était une grosse escroquerie ? Le printemps amène généralement une réponse, et c’est souvent la même : c’est bien de l’autre côté des Pyrénées qu’on maîtrise le mieux les subtilités du football.

C’est en s’exportant que les ténors de la Liga en apportent la preuve. La qualification du FC Séville en demi-finales de la Ligue Europa, aux dépens du Chakthar Donetsk, fait suite à celles des deux clubs de Madrid pour la finale de la Ligue des champions. Liverpool, en écrasant Villarreal 3-0 au match retour, a évité à l’Europe une humiliante première : jamais un pays n’avait monopolisé les deux finales européennes auparavant. Le trois sur quatre a déjà été réalisé par l’Espagne il y a deux ans, par l’Italie en 1995 et 1998 et par l’Allemagne en 1980.

Le derby Real-Atletico est la revanche de la finale de la Ligue des champions 2014 (4-1 pour le Real après prolongation) et l’issue de la Ligue Europa était déjà hispano-espagnole en 2012 (Atletico Madrid-Athletic Bilbao).

Nombre de clubs qualifiés dans une finale européenne
Depuis la saison 2005-06

Ces dernières années, sauf exception, les clubs espagnols se mangent entre eux. Sur 52 confrontations en match aller et retour entre une équipe de Liga et une autre équipe européenne, 92 % d’entre elles ont couronné la première. Les clubs allemands, anglais ou italiens ramassent les miettes. Liverpool, jeudi soir, a été la première équipe non espagnole à éliminer directement un club ibère d’une Coupe d’Europe (mais Séville et Valence ont été sortis en phase de poules de la Ligue des champions).

Si l’on a pu conclure un peu hâtivement en 2013, année de la finale entre le Bayern Munich et le Borussia Dortmund, suivie un an plus tard par la victoire de la Mannschaft en Coupe du monde, à la domination du football allemand, celle des clubs espagnols survit au renouvellement des effectifs et aux crises passagères.

La stabilité de l’indice UEFA de l’Espagne à un niveau très élevé atteste qu’il s’agit-là d’une tendance de fond, d’autant plus solide qu’à l’inverse des championnats anglais ou allemand, elle ne repose pas sur un ou deux clubs et s’exprime également en Ligue Europa.

Indice UEFA par pays
Source : UEFA

Zidane : « Ça ne m’étonne pas et ça ne m’étonnera jamais »

« De voir toutes ces équipes espagnoles dans le dernier carré, voire en finale, ça ne m’étonne pas et ça ne m’étonnera jamais », disait avant les demi-finales retour Zinédine Zidane, premier entraîneur français depuis Arsène Wenger en 2006 à s’asseoir sur un banc de finale de Ligue des champions. « Les [clubs] espagnols, ce sont des équipes qui jouent, tout le temps. Une équipe qui joue est toujours récompensée, selon moi », ajoutait l’icône du Real Madrid.

La présence du Real Madrid ou du FC Barcelone dans le dernier carré de la Ligue des champions est presque une évidence au vu de leur budget et des joueurs qu’ils attirent. Mais la présence régulière de l’Atletico Madrid à ce stade et la présence en finale de la Ligue Europa de sept clubs différents (Séville, Valence, Villarreal, Atletico Madrid, Athletic Bilbao, Espanyol Barcelone, Deportivo Alaves) en quinze ans dit autre chose : si le championnat anglais est le plus riche, l’allemand le plus spectaculaire et l’italien le plus mythique, c’est bien la Liga qui, sur le terrain, détruit l’adversité.

Après une poignée d’années durant lesquelles le championnat espagnol s’est résumé à un duel Barça-Real, notamment en raison des grosses difficultés financières de leurs rivaux traditionnels, les deux géants ont fait de la place en haut de classement à l’Atletico Madrid, encore en position de rééditer son exploit du titre de 2014. Les Blaugrana, leaders du championnat, ont essuyé cinq défaites dans la saison, même si leur puissance offensive inégalée et la réticence des petites équipes à fermer le jeu débouchent parfois sur des scores fleuves.

Des entraîneurs made in Liga

Leurs adversaires ont, grâce à l’argent de la Premier League, trouvé un nouveau modèle économique et un moyen de résister à la puissance commerciale des deux grands, et à une répartition des droits télévisés qui leur est défavorable.

Ils forment, achètent intelligemment et pas cher, et revendent au prix fort. Le recrutement est confié à un directeur sportif qui a une vision de long terme et supervise également la formation. Les clubs se donnent le temps de développer une identité de jeu et d’acheter les joueurs qui s’y conforment, et prônent une relative stabilité sur le banc : à Villarreal et Séville, Marcelino et Unai Emery tiennent chacun la maison depuis trois saisons et demie. C’est tout l’inverse des clubs anglais.

L’empreinte de la Liga sur le football européen cette saison se lit ailleurs que dans le résultat. Les quatre demi-finalistes de la Ligue des champions sont entraînés par des coatchs dont la carrière sur le banc a décollé en Espagne (l’Argentin Diego Simeone, le Français Zinédine Zidane, le Chilien Manuel Pellegrini et l’Espagnol Pep Guardiola).

Tous n’appliquent pas les mêmes préceptes, loin de là : Guardiola et Pellegrini bâtissent un jeu de possession rapide, tandis que Simeone maîtrise l’art de détruire celui de l’adversaire. Mais leur science du jeu les rassemble, ainsi que leur expérience du championnat italien (où Pellegrini n’a pas joué, mais a parfait sa formation d’entraîneur).

Pep Guardiola et Diego Simeone, produits de la fabrique d'entraîneurs qu'est le football espagnol, ici le 27 avril 2016. | SERGIO PEREZ / REUTERS

De la même manière, la moitié des huit techniciens présents en quarts de finale de Ligue des champions l’an dernier (Pep Guardiola, Julen Lopetegui, Laurent Blanc et Luis Enrique) avaient évolué au même FC Barcelone, version 1996-1997. Vingt et-un des 27 joueurs de cette équipe sont devenus entraîneurs ou directeurs techniques.

Deux fondamentaux, la passe et la défense

« Il y a là-bas une vraie culture du jeu », résume Philippe Montanier, admirateur de la Liga et entraîneur de la Real Sociedad entre 2011 et 2013. « Mais, au-delà des questions tactiques, il y a une vraie implication des joueurs, une volonté de se donner à fond que l’on retrouve chez les Anglais, sauf que les joueurs anglais sont de moins en moins nombreux dans leurs clubs. »

Les clubs espagnols s’appuient sur des fondamentaux indispensables à l’échelon européen, et qui permettent de faire face à tout type d’adversité : la qualité de passe et de contrôle et l’organisation défensive. C’est ainsi que, si le Real et le Barça sont connus pour leur attaque dévastatrice, c’est sur la défense que tous les clubs espagnols ont construit leur qualification.

Le championnat espagnol est un cadre dans lequel les talents ont le temps de s’épanouir, et le font de toute façon rapidement, estime l’ancien entraîneur de Rennes : « L’intégration des recrues se fait vite grâce à la qualité de vie, à la ferveur autour des clubs et à la qualité de l’encadrement technique. Les joueurs s’épanouissent sans difficulté. »

Kevin Gameiro – ici, le 28 avril 2016 à l'occasion d'une rencontre entre le Chaktar Donetsk et le FC Séville – vit une renaissance à Séville sous les ordres d'Unai Emery. | EFREM LUKATSKY / AP

C’est ainsi que Séville fait briller des joueurs de Ligue 1 passés sous les radars des principaux recruteurs européens ou que Villarreal est parvenu à complètement reconstruire son équipe à l’intersaison avec des recrues aussi anonymes que Denis Suarez, produit de la Masia barcelonaise, Cédric Bakambu (venu de Turquie et formé à Nancy) ou Alphonse Areola (prêté par le Paris-Saint-Germain).

Les collectifs durent une poignée d’années puis se dissolvent, principalement en Angleterre. Dans le dernier top 100 des meilleurs footballeurs du monde établi par le Guardian – plus sérieux et exhaustif que le classement du Ballon d’or –, 28 joueurs évoluent en Liga et 13 autres ont éclos au plus haut niveau en Espagne.

Combien de temps durera cette suprématie espagnole ? Aussi longtemps que les clubs anglais continueront de préférer la dépense à la défense, il n’y a pas de raison que la hiérarchie soit bouleversée. Et ce d’autant plus que « les clubs espagnols sont en train de se refaire une santé financière et vont pouvoir garder leurs joueurs », souligne Philippe Montanier.