Fouad Ben Ahmed le 21 février après avoir reçu le prix de la diplomatie de la part de l'université américaine Tufts. | Tufts University

Le premier e-mail de l’université, Fouad Ben Ahmed l’a « marqué comme spam », croyant à un canular. Après la première relance, il répond au message : « Etes-vous sûr de vous adresser à la bonne personne ? » Pas d’erreur. C’est bien lui qui est invité à se rendre à Cambridge, dans le Massachusetts, pour recevoir le « Prix Joann Bendetson de la diplomatie publique », décerné au mois de février par la prestigieuse université américaine Tufts. Connue pour former ambassadeurs et diplomates du monde entier, Tufts récompense chaque année les individus ou institutions qui s’engagent en faveur d’un modèle d’intégration inclusif.

Une disctinction passée relativement inaperçue en France, où M. Ben Ahmed est surtout connu pour avoir neutralisé, en juillet 2013, un homme armé d’un fusil à pompe dans un cinéma. La presse française, dont Le Monde.fr, a largement relayé son acte de bravoure qui a probablement permis d’éviter un bain de sang. Un fait divers bien plus spectaculaire que le travail de fourmi du militant de terrain.

A 39 ans, cela fait plus de vingt ans que Fouad Ben Ahmed œuvre pour une meilleure intégration des habitants de Seine-Saint-Denis, où il a toujours vécu. Son parcours ? Celui d’un « militant de base », dit-il sans fausse modestie. Au départ animateur en centre de loisirs, il est aujourd’hui secrétaire de section du Parti socialiste à Bobigny et directeur du pôle Démocratie locale à la mairie de Bondy. Pour lui, la politique et l’associatif sont complémentaires. La première est « indispensable pour faire bouger les lignes », le second permet « d’agir directement sur l’humain ».

Depuis quatre ans, il préside alors également l’association le « Club des acteurs citoyens du 93 » (CAC93), qui prône un suivi personnalisé et durable des jeunes. La dernière initiative en date du CAC93 est le « Mentoring ». Partant du principe que le manque d’information et l’absence de réseau sont le premier obstacle à l’ascension professionnelle des lycéens de Bobigny, l’association réfléchit à la façon de les mettre en relation avec des professionnels. Plusieurs volontaires se sont déjà manifestés pour jouer ce rôle de « mentor » auprès des jeunes, reste maintenant à définir comment les accompagner au mieux.

« Ce qui est fédérateur, c’est de diviser »

M. Ben Ahmed a également pour projet de développer un lieu d’accueil ouvert jour et nuit pour les jeunes en difficulté. « Aujourd’hui, les seuls endroits susceptibles de les accueillir 24h/24 sont des structures qui se définissent comme des lieux de culte », déplore-t-il. L’objectif est de faire en sorte que ces jeunes puissent aussi se tourner vers une permanence encadrée par l’Etat.

Français, musulman et d’origine tunisiano-algérienne, M. Ben Ahmed se retrouve dans la vision de l’intégration promue par Tufts. « A l’heure où les sociétés française, européenne, mais aussi américaine sont mises à l’épreuve par la crise économique, migratoire et le terrorisme, nous réfléchissons à comment aborder “l’autre” », détaille Heather Barry, directrice associée de l’Institute for Global leadership, à l’initiative du prix. « En choisissant M. Ben Ahmed, nous voulons récompenser une approche pragmatique des choses, qui n’est ni dans l’émotion ni dans le rejet de l’autre », poursuit-elle.

Une approche qui passe par l’acceptation des particularités de chacun. Car pour M. Ben Ahmed, gommer ces spécificités au profit d’une adhésion à une identité unique ne permet pas de mieux vivre ensemble. Cette approche aurait plutôt tendance à générer des frustrations, voire à mener à la rupture. « Pourquoi on n’essaierait pas de comprendre l’autre, plutôt que de vouloir faire en sorte qu’il nous ressemble ? », résume-t-il. Et d’enchaîner pour éviter de se faire taxer de naïf – une réaction que son positionnement ne manque jamais de susciter : « Vouloir rassembler n’est pas forcément facile. Ce qui est populaire et fédérateur aujourd’hui, c’est de diviser. Les politiques se partagent les voix de ceux qui souffrent et qui sont sensibles à un discours qui consiste à dire que si ça va mal, c’est de la faute de l’autre. »

« Sagesse populaire »

Tufts a eu vent de l’existence de M. Ben Ahmed dans la presse américaine. Après les attentats de janvier 2015 en région parisienne, l’hebdomadaire de référence le New Yorker envoie l’une de ses grandes plumes, le journaliste George Packer, enquêter sur les banlieues françaises comme potentielles incubatrices du terrorisme. Dans l’article, M. Ben Ahmed jouait le rôle de guide. Pendant une dizaine de pages, il emmenait le lecteur à la rencontre des habitants de « L’autre France ». Celle qui vit de l’autre côté du périphérique, coupée du reste du pays. « En tant qu’ancien animateur auprès de jeunes, il connaissait les gens que je souhaitais rencontrer. Et il était l’un d’entre eux, ayant lui-même vécu toute sa vie en banlieue », explique George Packer. Le journaliste donnait également la parole à des universitaires et des élus, mais privilégiait le regard de Fouad Ben Ahmed.

Parier sur la connaissance des acteurs locaux, c’est aussi la démarche de l’université Tufts. Une approche qui ne surprend pas Scott Sayare, journaliste américain qui vit et travaille depuis sept ans en France, dont cinq passés au bureau parisien du New York Times. Pour les Américains, « l’expert » n’est pas le plus diplômé, mais celui qui connaît le terrain, juge-t-il : « En France, on va plutôt privilégier un rapport hiérarchique à la connaissance. Alors que d’un point de vue américain, rien n’est plus naturel que d’aller à la source. » Cette approche a même une expression consacrée : « folk wisdom », que l’on peut traduire par « sagesse populaire ».

Le prix de Fouad Ben Ahmed n’est pas non plus sans rappeler le travail méticuleux qu’effectue l’ambassade américaine en banlieue depuis des années. Réputé pour aller là où l’Etat français ne va pas ou peu, le département d’Etat américain consacre tout un pan de sa stratégie d’influence à des figures locales directement approchées car identifiées comme étant « amenées à prendre des responsabilités ».

Une vision très anglo-saxonne

M. Ben Ahmed a aussi été récompensé par Tufts pour des raisons plus personnelles. Avec ce prix, l’université a voulu mettre en lumière sa capacité à concilier « son identité propre et celle de son pays ». « Pour lui, ça n’est pas un défi d’être à la fois Français, musulman et d’origine étrangère », observe Heather Barry. « Je ne suis ni fier ni honteux d’être musulman », affirme M. Ben Ahmed. La religion est selon lui « une affaire privée », mais à laquelle on ne doit pas être obligé de renoncer pour autant.

Revendiquer une « identité mixte » est très anglo-saxon, relève John Bowen, anthropologue américain spécialiste de l’islam en France. « Ici, il ne doit pas exister d’intermédiaire entre l’Etat et les citoyens. Le fait d’avoir une identité ethnique ou religieuse en plus de sa nationalité trouble la notion de République une et indivisible dont les valeurs doivent être transmises exclusivement par l’école républicaine. Aux Etats-Unis, il n’y a pas d’équivalent », analyse-t-il.

Lire l’entretien avec l’anthropologue John Bowen : Entretien John Bowen

Avant même de mettre les pieds aux Etats-Unis pour recevoir son prix, M. Ben Ahmed se demandait comment son séjour pouvait profiter à son travail en France. « Je ne voulais pas revenir les mains vides », insiste-t-il. Marqué par son expérience avec le New Yorker, il réfléchit notamment à un projet autour de la façon dont les étrangers perçoivent l’actualité française. Une initiative qu’il va devoir mener en parallèle de ses interventions auprès d’étudiants et enseignants américains. Outre-Atlantique, ils sont de plus en plus nombreux à le solliciter pour son « expertise » sur les banlieues françaises.