Juliette, le 4 mai 2016 à Paris. | PATRICE NORMAND POUR "LE MONDE"

« Si on me dit : “j’adore ce que tu dis sur les jeux vidéo, mais tes chansons, ça craint”, alors là, pas de souci », écarte Juliette dans un énième éclat de rire. Ce mercredi midi, au sous-sol du Dernier bar avant la fin du monde, une des brasseries geek de Paris, la chanteuse à texte semble comme un poisson dans l’eau, au milieu des figurines de héros de jeux vidéo et d’une vieille borne d’arcade des années 1980. Depuis le 11 avril, la parolière est la nouvelle présidente de la commission du Fonds d’aide au jeu vidéo (FAJV), un dispositif de soutien à l’industrie, géré par le Centre national du cinéma (CNC).

C’est peu dire que l’annonce de sa nomination, au lendemain de la première séance – confidentielle – a surpris de nombreux joueurs. « Cela m’amuse, parce que beaucoup de gens pensent que je suis une chanteuse qui vit dans les années 1930, alors que ce n’est pas du tout le cas », dit-elle en souriant. Grand Theft Auto V (GTA V), Fallout 4 Cities: Skylines, mais aussi des titres indépendants, comme This War of Mine, Ico ou Plague Inc., la compositrice énumère par le menu la longue liste des jeux qu’elle a « épuisés », comme elle dit, parfois à raison de douze heures par jour pendant plus d’une semaine.

Depuis vingt ans, elle écume les mondes et les univers

Sa passion, jusque-là peu médiatisée, elle l’avait pourtant déjà évoquée en 2005, dans sa chanson Fantaisie héroïque, qui raconte ses pérégrinations imaginaires dans un jeu de rôle fait de donjons et de dragons. « C’est une dédicace au jeu en ligne Neverwinter Nights, auquel je jouais en réseau, rappelle-t-elle. Je me levais le matin pour y jouer, alors que j’avais un album à écrire. Je me demandais comment j’allais réussir. Je me suis dit que j’allais écrire une chanson dessus. J’ai joint l’utile à l’agréable. »

Depuis vingt ans, elle écume les mondes et les univers. Indiana Jones and the Fate of Atlantis a été son premier jeu, sur Atari ST. Elle en parle avec nostalgie. L’ésotérique Myst, son premier grand amour, et ce sentiment d’épiphanie, lorsqu’elle trouve la solution d’une des énigmes les plus ardues. Ou encore le poétique Ico, en 2004, pionnier d’un certain jeu vidéo émotif. « Il fallait tenir la main à un personnage secondaire, sinon, on perdait. Cela créait un sentiment de responsabilité nouveau. Et puis, il y avait un côté très solaire, c’était vraiment un beau jeu, avec un côté De Chirico, le peintre italien », décrit-elle. Mais elle n’élude pas non plus les « mauvais souvenirs », comme une séquence obligatoire de torture de GTA V, qui a failli lui faire arrêter l’aventure.

D’amatrice, elle se mue en visage public

Quand Nagui et son invitée, Laure Manaudou, en octobre 2014, sur France Inter, multiplient les critiques contre un média qui consiste à « s’abrutir devant la télévision » et qui « frappe la tête », Juliette s’insurge. D’amatrice, elle se mue en visage public et leur répond, le lendemain, sur la station, à l’occasion d’une tribune libre. « Une figure publique avait encore dit une bêtise plus grosse qu’elle pour expliquer que si les choses allaient mal dans le monde, c’était la faute du jeu vidéo. Comme régulièrement. Cela revient. C’est juste idiot. » Pendant trois minutes, elle loue avec lyrisme et ironie « la puissance démoniaque de ce passe-temps cathartique », navire vers l’imaginaire capable de permettre au joueur de changer de sexe, d’époque et de paysage au gré de ses envies. Sur Dailymotion, la vidéo est vue plus de 250 000 fois, auxquels s’ajoutent les visionnages sur le site de France Inter. De joueuse anonyme, Juliette est propulsée défenseuse du jeu vidéo, cet « art naissant ».

En février, elle reçoit un coup de téléphone. Le CNC cherche une nouvelle présidente pour la commission du FAJV. « Ils voulaient quelqu’un qui connaisse les jeux vidéo, qui n’ait pas de lien d’intérêt – je n’ai personne dans ma famille qui travaille dans l’industrie – et, en même temps, qui soit un peu médiatique », raconte-t-elle. Depuis son lancement en 2003, le dispositif fiscal est devenu le principal soutien d’une industrie du jeu vidéo française affaiblie (près de 4 millions d’euros distribués en 2015). Il fait l’objet régulièrement de suspicions sur son fonctionnement, qui serait opaque, et sur l’entre-soi qui règne dans le milieu.

Loisir qui manque de personnages publics pour le défendre

« Pour moi, ça a un double intérêt, estime Mélanie Christin, cofondatrice du studio Atelier 801 et ancienne de la commission. Déjà, on ne peut pas l’accuser de collusion, mais, surtout, cela incite la commission à être claire et concise dans les débats. »

Dès sa prise de fonction, elle a réussi à se mettre l’assemblée dans sa poche. « Elle nous a raconté son combat contre le T-Rex de Tomb Raider 1, c’était épique ! », témoigne Florent Maurin, concepteur au sein du studio The Pixel Hunt et membre de la nouvelle commission.

« Ça s’est passé exactement comme je m’y attendais, raconte Juliette. Ce qui m’intéressait était de rencontrer des gens qui conçoivent, qui enseignent, qui font de la bande dessinée, mais qui ont tous comme point commun d’être intéressés par le jeu vidéo. » Les projets financés, assure-t-elle, n’ont pas été sélectionnés sur leur sophistication ou sur leur élitisme, mais sur leur potentiel ludique. « Après tout, on ne joue pas pour se punir », rappelle-t-elle.

Elue pour deux ans, Juliette sera, jusqu’en 2018, le porte-drapeau d’un loisir qui manque de personnages publics pour le défendre. « Je vais l’assumer, convient-elle. Mais je ne voudrais pas être la seule, et j’ai toujours peur de l’usurpation. Je ne suis pas une grande gameuse. » Sur ce point, personne ne la croira.