Grand ménage de printemps, quai de la Tournelle (Paris 5e). L’élégante auberge en bord de Seine, qui, depuis 1582, contemple le dos de Notre-Dame, change de vaisselle, de chef et de carte après avoir fermé ses portes du 18 avril au 3 mai. « Il n’y a pas eu de révolution mais une évolution », explique André Terrail, qui a succédé à son père Claude, décédé en 2006. On comprend que le mot « révolution » ne soit pas très bien en cour dans une maison où Henri IV a découvert l’usage de la fourchette à deux dents, et où la noblesse de nom et de renom s’affiche aux meilleures tables depuis des siècles.

3 000 pièces des collections familiales siglées Tour d’Argent : nappes, couverts, assiettes, verreries, cuivres, spiritueux et quelques objets emblématiques du décor sont mises en vente chez Artcurial, du 9 au 10 mai 2016, à Paris. | Lionel Bonaventure/ AFP

Mais à la Tour comme chez les sans-culottes, au fil des ans, s’accumulent objets et babioles qui « n’ont plus forcément leur place dans l’avenir du restaurant ». André Terrail en a tiré les conséquences et met aux enchères 3 000 pièces des collections familiales siglées Tour d’Argent : nappes, couverts, assiettes, verreries, cuivres, spiritueux et quelques objets emblématiques du décor, dont les deux lanternes extérieures de l’entrée au rez-de-chaussée (600-800 euros chacune). Une brocante de luxe (estimation globale entre 400 000 euros et 500 000 euros) qui se déroulera les 9 et 10 mai chez Artcurial, au rond-point des Champs-Elysées, et dont la lecture du catalogue s’apparente à une leçon d’histoire.

Les marmites d’Hercule

Ainsi, les lots 478 à 485, rassemblant chacun cinq ou six pièces de cuisine en cuivre martelé (estimation 400 euros à 500 euros), rappellent une des raisons de l’absence de femmes en brigade : ces marmites, casseroles, sauteuses, poêles, rondeaux et autres daubières pèsent un poids colossal, et « il fallait une force herculéenne pour les manier », souligne Stéphane Aubert, commissaire-priseur, qui sera au marteau en alternance avec François Tajan, un familier de la Tour. Les lots 641, 642, 643, représentant chacun une bouteille de cognac Clos de Griffier 1788 (20 000 euros à 25 000 euros), ont une valeur inestimable : « Ils ont été mis en bouteille un an avant la révolution de 1789 », précise Stéphane Aubert. Révolution encore, à laquelle ces flacons ont survécu, comme ils ont échappé à l’occupant allemand durant la guerre de 1939-1945, cachés derrière un mur rapidement édifié dans la nuit du 14 juin 1940 pour interdire l’accès au cellier, où reposent aujourd’hui 350 000 bouteilles.

Visite des caves de la Tour d’Argent

La Tour d'Argent-David Ridgway.m4v
Durée : 05:37

« David Ridgway, notre chef sommelier, me dit toujours qu’on a des collections de spiritueux beaucoup trop importantes. Avec le temps, elles s’évaporent. Pourquoi les conserver ad vitam aeternam ? Je lui ai donné carte blanche et il en a dressé la liste [une soixantaine]. Ce sont des bouteilles rares, des millésimes très anciens, avec une histoire, mais leur vente n’a pas d’impact sur le prestige de la cave », nous rassure André Terrail.

Le canard dans tous ses états

Quelque 2 400 verres sont également mis aux enchères, ce qui permettra d’en racheter 1 500 avec le nouveau logo de la Tour, fidèle à Riedel, le célèbre verrier autrichien. Ce sont les meilleurs pour David Ridgway, qui a élaboré avec le fabricant des verres spéciaux, permettant la meilleure expression de chaque cépage (riesling, chardonnay, viognier, syrah, pinot noir) et estimés à 200-300 euros le lot de douze. Symbole du plat emblématique de la maison – le canard au sang –, une presse à canard en métal argenté de Christofle est également proposée à 4 000-6 000 euros. Il en reste encore quatre à disposition, mais elles devraient être moins sollicitées à l’avenir.

Quentin Bertoux pour "Le Monde"

Le nouveau chef, Philippe Labbé, a en effet décidé de servir le canard au sang en « plat saisonnier », uniquement proposé en période de chasse. Une véritable révolution pour le coup ! A la carte de « cette cuisine de la Tour réinventée », selon le vœu d’André Terrail, le caneton de Challans de chez Liliane Burgaud est désormais proposé en cinq services (195 euros) : œuf de cane, rillettes de cuisses confites, coffre rôti au miel de notre toit, foie blond de canard, jus de la presse et langues de canard tiède fumées. Le palmipède dans tous ses états, qui doit maintenant convaincre le public et le Michelin.

Depuis la deuxième étoile perdue en 2006, la Tour d’Argent court en vain après sa gloire passée, le temps où elle brillait parmi les trois macarons de la capitale. Deux chefs – Stéphane Haissant puis Laurent Delarbre – s’y sont déjà cassé les dents. A Philippe Labbé, passé chez les meilleurs (Barrier, Loiseau, Lorain, Boyer, Verger, Willer, Ducasse, etc.), de relever le défi. Son impressionnant CV y suffira-t-il ? Les canards ne manqueront pas de le faire savoir.

Restaurant La Tour d’Argent, 15, quai de la Tournelle, Paris 5e. Menu déjeuner à 105 €. Tél. : 01-43-54-23-31. www.tourdargent.com. Fermé dimanche et lundi.