Jonathan Littell à Cannes, le 13 mai 2016. | STEPHAN VANFLETEREN POUR "LE MONDE"

Sélection officielle – hors compétition (séance spéciale)

Les bourreaux se filment aussi. Des dirigeants nazis observés par les caméras alliées à Nuremberg aux exécutants du massacre des communistes filmés par ­Joshua Oppenheimer en Indonésie, en passant par les sicaires des cartels mexicains ou les miliciens qui tuèrent les femmes et les enfants de Sabra et Chatila, on les a tous vus sur grand écran.

A chaque fois, le risque est pris de la complaisance, de l’exhibitionnisme. Et c’est pour ça qu’on a vu arriver avec méfiance ce Wrong Elements tourné par le jusqu’ici écrivain et journaliste Jonathan Littell au cœur de l’Afrique, entre Ouganda, RDC, Soudan et Centrafrique. Il y a rencontré d’anciens soldats de la Lord’s Resistance Army (LRA), formée dans le nord de l’Ouganda par Joseph Kony, qui fonda son considérable pouvoir de destruction sur le recrutement massif d’enfants et d’adolescents qui, entre les mains de la LRA, devinrent des tueurs de masse.

Attention curieuse et prudente

Il ne faut pas beaucoup de temps à ce film qui dose très exactement la rigueur et l’empathie pour s’affranchir du soupçon de sensationnalisme. Jonathan Littell a gardé le souci de clarté du journaliste, mais on le voit s’emparer de la puissance du cinéma pour faire des jeunes gens qu’il filme des personnages à part entière, complexes, qui existent au-delà de leur terrible histoire.

Il y a deux garçons et deux filles. Geoffrey, un garçon intelligent, enclin à l’introspection, que l’on voit s’assombrir au fur et à mesure que le cinéaste l’y force ; Mike, un garçon joyeux à qui le remords vient moins facilement ; Nighty, une belle femme vigoureuse qui fut épouse de guerre des dirigeants de la LRA. Ces trois-là sont amis, unis par un passé qu’ils ne peuvent évoquer qu’entre eux. Lapisa, elle, se tient à l’écart, dans une infinie solitude. Son séjour dans les rangs du mouvement de Kony l’a amenée au bord de la folie.

Jonathan Littell et Geoffrey durant le tournage du documentaire « Wrong Elements » en Ouganda. | MARINE GAUTIER/VEILLEUR DE NUIT/ZERO ONE FILM

Une autre logique

Le réalisateur ne s’est pas ­contenté de filmer ce quatuor, il le met délibérément en scène, en particulier au long d’un voyage que le trio d’amis fait sur les lieux du quartier général de la LRA, sur lesquels la brousse a repris son emprise. Il suit avec une attention curieuse et prudente le surgissement des souvenirs des jeunes gens, qui furent enlevés encore enfants et ont grandi, au tournant du siècle, dans les camps du mouvement.

De toute évidence, Littell est émerveillé par la faculté que le cinéma lui accorde de montrer l’espace plutôt que le décrire. Dans l’immensité de la brousse ou dans les entrelacs de la forêt où patrouillent encore les soldats ougandais, à la poursuite des derniers éléments de la LRA (dont ­Joseph Kony, qui est toujours en liberté), il jauge le rapport entre les hommes et la terre.

De toute évidence, Littell est émerveillé par la faculté que le cinéma lui accorde de montrer l’espace plutôt que le décrire

Il montre, comme on ne l’a peut-être jamais fait au cinéma, à quel point les frontières sont insignifiantes dans ces espaces où la couleur des uniformes et la manière de se saluer entre militaires changent en fonction de la nationalité de l’ancien colonisateur, mais où les langues, les paysages, les usages obéissent à une autre logique.

Cette attention à l’arrière-plan permet au réalisateur débutant de poser avec précision la question principale, au cœur de son film : ces coupables sont-ils condamnables ? Geoffrey ou Mike ont massacré des villageois, pillé des paysans, les condamnant à mourir de faim. Mais ils étaient encore enfants quand ils ont fait l’apprentissage du crime. Cette circonstance atténuante suffit-elle ?

Au bord des gouffres de la condition humaine

Une autre séquence de ce film divisé en longs chapitres renverse la perspective. Elle est ­consacrée à Dominic Ongwen, un haut dirigeant de la LRA qui, au moment du tournage, en janvier 2015, s’est rendu aux forces ougandaises patrouillant en Centrafrique.

Ongwen a été lui aussi enlevé très jeune, il est devenu officier supérieur et, lors de la désintégration de la LRA à partir de 2008, a dirigé en personne des massacres de réfugiés.

Littell filme cet homme d’apparence paisible transféré devant le Tribunal pénal international, qui semble ne pas comprendre pourquoi il n’est pas amnistié aussitôt après sa reddition. On le voit abasourdi par la complexité des transactions juridico-militaires qui président à ce transfert. La valeur purement documentaire de ce moment ne suffit pas au cinéaste, qui filme ensuite Geoffrey, Mike et Nighty en train de regarder les images de la déchéance d’Ongwen, cernant encore un peu plus précisément l’individualité de chacun face au souvenir des crimes.

Entrecoupé de cartons qui égrènent la terrible chronologie de ce soulèvement criminel proclamé au nom de Dieu et d’images d’archives utilisées avec parcimonie, Wrong Elements remplit sa mission d’information pour mieux amener au bord des gouffres de la condition humaine.

Documentaire français de Jonathan Littell (2 h 13). Sur le Web : www.wrongmen.be/film-wrongmen-17-movies-fr.html