Une candidate au baccalauréat, à Marseille, en juin 2006. | BORIS HORVAT / AFP

par Guillaume von der Weid, professeur de philosophie.

Le problème des candidats à l’épreuve de philosophie au baccalauréat, c’est l’enseignement de la philosophie. Car, de même que les psychanalystes tentent de se guérir à travers la maladie de leurs patients et les alcooliques anonymes le sevrage de leurs camarades, beaucoup de professeurs cherchent à comprendre le but de la philosophie en l’enseignant, et du coup, malgré une bonne connaissance disciplinaire, peinent à transmettre la capacité de penser.

Une école égalitaire qui discrimine

On a ainsi des élèves qui suivent pendant un an des cours techniquement bons, mais qui sont incapables de faire eux-mêmes une dissertation, comme d’ailleurs de parler anglais après 7 ans de « langue vivante ». Et de même que la capacité de parler se rétracte à force de grammaires, de « thèmes communs », « d’activités langagières », la capacité à disserter est écrasée par des cours académiques qui inhibent au lieu d’émanciper. Bourdieu a montré que cette difficulté à transmettre une capacité plutôt qu’un savoir pouvait même être une fonction cachée de l’école, de reproduction d’un ordre social où, de génération en génération, ceux qui ont déjà les compétences y gagnent l’excellence de l’adoubement tandis que ceux qui ne les ont pas, la culpabilité de la relégation. Or si la philosophie est la « discipline reine » du baccalauréat, c’est précisément qu’elle est emblématique de compétences symboliques détachées de tout contenu concret (le programme de terminale tient en 20 mots), et illustre mieux qu’aucune autre le décalage entre l’égalitarisme professé par l’école et sa pratique socialement discriminante.

Apprendre à faire apprendre ?

On voit ainsi les professeurs de philosophie multiplier des explications de méthode que les élèves sont incapables de décrypter. Et inutile de compter sur les écoles de professeurs, IUFM, ESPE et autres « Institut français d’éducation » pour transmettre des règles utilisables par un élève de 17 ans, ou même un prof de 40. J’en ai entendu, des conseils de « méthodologie », de « problématisation », avec leur « analyse des termes », leur « plan dialectique » et autres notions « pédagogiques » prononcées sur un ton d’évidence réprobatrice ! Mais ce galimatias n’a jamais eu d’autre effet sur les milliers d’élèves que j’ai rencontrés en lycées techniques, généraux, des beaux quartiers, des bas quartiers, de campagne, que de les engourdir en leur faisant croire qu’il faut être abstrait pour être clair, complexe pour être intelligent, et finalement hypocrite pour être bon. Aussi la philosophie en classe terminale est à l’image de ce qu’elle enseigne : elle pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. D’où cette situation tragi-comique où pratiquement tous les élèves pensent qu’en conclusion, il ne faut surtout pas prendre parti…

Penser ou réciter

C’est une sorte de fatalité que j’essaye de déjouer en posant comme premier principe que, pour cartonner en philosophie, il faut oublier le cours de philosophie. Car paradoxalement, plus un sujet est proche de ce qu’a appris un élève en classe, plus il risque de faire ce qu’il a toujours fait depuis le CP : réciter machinalement. Or philosopher, ce n’est pas restituer ce qu’on a appris, c’est penser à ce qu’on a appris, à pourquoi on veut nous l’apprendre, à ce que ça vaut d’apprendre. À chaque début d’année, je vois naître sur les visages la perplexité, l’angoisse même chez certains. C’est quoi, une « dissertation de philosophie », si ce n’est pas la récitation plus ou moins intelligente d’un cours ?

Une dissertation n’est rien d’autre que la résolution d’un problème, c’est-à-dire que ce que nous faisons toute la journée, tous les jours, toute notre vie. Qu’est-ce qu’un problème ? Deux choses vraies et pourtant incompatibles. Par exemple : je dois être à 8 heures dans la salle d’examen, mais il y a une grève de métro. Soit il y a des métros et j’arrive à l’heure, soit il y a grève et je serai en retard. Problème. Dès que vous vous levez le matin, vous devez résoudre un problème, puis un autre, puis un autre : vous déplacer pour petit-déjeuner (contradiction : avoir faim/être couché). La solution est simple, certes, mais c’est heureux : elle résout votre problème. Niveau 2 : votre travail vous sort par les yeux, on vous refuse une augmentation, un de vos proches meurt. Eh bien, une dissertation philosophique n’est rien d’autre, et rien de plus, que résoudre un problème, un problème général, qui n’est pas seulement celui du lit et du petit-déjeuner, du travail et de la motivation, de désir d’augmentation et de sa frustration, de l’attachement et du deuil mais, niveau 3 : celui du besoin en général (ex. : « Sommes-nous des animaux ? »), du travail (« Pourquoi travaillons-nous »), de la richesse (« L’argent fait-il le bonheur ? »), de la mort (« Peut-on dire que le passé n’est jamais mort ? »), etc.

Inutile d’aller plus loin, tout en découle : la structure de la dissertation, sa langue, sa note.

Deux parties, pas trois

Tout d’abord, la dissertation est structurée par son problème lui-même : l’introduction le pose, le développement le traite, la conclusion le résout, comme un médecin pose un diagnostic, prescrit un traitement et finalement guérit une pathologie. Plus précisément : l’introduction révèle les deux choses incompatibles contenues dans le sujet, le développement les déploie l’une après l’autre (et comporte donc deux parties, pas trois), et la conclusion répond à la question posée par le sujet : « Oui, nous sommes des animaux puisque, comme nous avons vu en II )… » « Nous travaillons pour les raisons énoncées en II)… », vous direz : mais alors, que fait-on en I) ? C’est très simple : le plus simple, ce qui est en vous, la première idée qui vient, celle de l’opinion, de la télévision, l’avis le plus commun, le plus apparent, le plus faux.

La première pensée n’étant jamais pensée, il sera facile de la contredire pour la dépasser en II). Par exemple : nous ne sommes pas des animaux, nous sommes des humains, avec des droits et une conscience morale, capables de raison et d’amour, engagés dans une histoire qui progresse, etc. Mais on peut dépasser cette première idée, courante, par l’idée contraire que nos droits et nos valeurs ne sont qu’un habillage pour des intérêts dont on exclut dès lors ceux qui n’y adhèrent pas (les étrangers, les pauvres, les embryons…), notre morale que le déguisement de pulsions bestiales devenant plus cruelles à mesure que les normes sociales sont plus écrasantes, etc. On m’objectera que ce n’est là que rhétorique, relativisme, voire nihilisme d’une pensée gratuite qui pourrait soutenir tout et son contraire. Mais c’est à nouveau m’opposer des catégories traditionnelles qui, traînant l’écheveau de disputes millénaires, embrouillent plus qu’elles n’expliquent : tout est un problème, et doit être par conséquent éclairé, démêlé, choisi. Ce n’est pas rien. De fait, personne n’est jamais d’accord et c’est pourquoi, ironise Schlegel, « on ne saurait limiter le nombre des livres ». Régimes alimentaires, sens du travail, taux d’imposition, euthanasie, droit au logement, réchauffement climatique, guerre et paix, religion, école, autant de problèmes humains, éternels sujets de dispute, que chacun doit donc trancher pour soi-même. Il ne s’agit nullement d’empiler les questions, mais de donner une solution argumentée qui, même fausse, aura le mérite d’avoir exposé les enjeux en présence, ainsi que le fait par exemple ce papier.

La langue de la vie contre la langue de l’école

Ensuite, il faut parler avec une langue ordinaire faite de mots simples, de phrases courtes, d’idées transparentes. Rien de « transcendantal », de « contingent » ou de « non thétique ». Jargon sorbonicole. Parlez simplement de problèmes qui sont ceux de votre vie réelle. De même, toute idée qui n’a pas son exemple concret n’est qu’un vent tiède. Si vous ne comprenez pas en quoi le problème posé par le sujet vous concerne personnellement, ici et maintenant (votre boulimie, votre recherche de célébrité, votre mort, votre sexualité) vous n’avez pas compris le sujet.

Et pour finir, comment avoir un 20/20 si votre correcteur ne sait pas lui-même le but d’une dissertation de philosophie, s’il pense qu’il faut faire trois parties, ou que nous ne sommes pas des animaux, bref : s’il n’est pas d’accord avec vous ou, pire, si la notation n’est de toute façon qu’une loterie ? Chaque année depuis dix ans, j’assiste aux « commissions d’harmonisation » où sont décidés les critères de notation, sujet par sujet, avec copies à l’appui. Et là, je dois avouer que j’admire le travail de mes collègues : toujours bienveillants, toujours à la recherche, non de tel plan, tel argument, tel auteur, encore moins de telle réponse, mais de la moindre lueur de pensée qui considère sérieusement le sujet, le retourne, s’y installe, en expose les différents aspects, prend le risque d’exemples prosaïques et précis, sait remettre en question une première idée dont le développement a révélé les limites, et a finalement le courage de conclure sur une idée contraire, avec cohérence.

S’il y a des auteurs, des éléments de cours, des distinctions conceptuelles, tant mieux. Mais le 20 viendra récompenser une pensée qui accepte la contradiction d’un sujet pour en façonner les versants, puis trancher dans le vif. Ce qui implique non seulement de penser par soi-même, mais contre une certaine école.