2002 est une date-clef dans l’histoire de la photographie. C’est l’année de baptême du Canon 1Ds, le premier appareil numérique capable de rivaliser avec une pellicule photo. La nuit, ses clichés étaient aussi lumineux que ceux d’un reflex classique équipé d’un film spécial nuit. Depuis 15 ans, les progrès techniques sont allés bon train si bien qu’aujourd’hui, un simple smartphone réussit des photos nocturnes très convaincantes :

Samsung S7 (1 250 iso) | Nicolas Six / Le Monde.fr

Encore faut-il que a lumière soit vive. Dans une rue mal éclairée, leurs photos deviennent immanquablement sombres. On peut les éclaircir en retouche ou au développement, mais on obtient une image délavée, remplie d’un grain disgracieux :

Samsung S7 (1 250 iso)

Remplacez ce smartphone par un reflex haut de gamme millésimé 2016 et tout change. Selon nos estimations, les performances nocturnes de ce type d’appareil ont explosé : ils se contentent désormais d’un décor 15 fois moins éclairé qu’en 2002. La même photo avec le Sony a7S II (2 500 euros) est beaucoup plus propre. C’est l’un des tous meilleurs appareils numériques pour les images nocturnes. La photo a été retouchée pour mettre en valeur son potentiel, comme toutes les images de cette balade :

Sony a7S II (5 000 iso) | Nicolas Six / Le Monde.fr

En ville

Les meilleurs reflex ont développé des yeux de chat. En ville, après le crépuscule, ils voient mieux qu’un œil humain. Par exemple, le jardin du Sacré-Cœur paraît plus lumineux sur l’écran de l’appareil qu’à l’œil nu :

Sony a7S II (6 400 iso) | Nicolas Six / Le Monde.fr

C’est une expérience photographique troublante. Lorsqu’on arpente dans la pénombre un terrain de jeu qu’on apprécie, on est parfois désarmé. Il faut rééduquer son œil, regarder la lumière avec la candeur d’un débutant. Car la lumière de minuit a souvent une forte personnalité : un paysage de masses noires entrecoupées d’ombres fortes, égayées par de petites taches de lumière éblouissantes.

Sony a7S II (8 000 iso) | Nicolas Six / Le Monde.fr

La lumière de minuit n’est en rien comparable à la lumière du jour. Ces photos ont été réalisées sans flash, sans trépied, simplement car les reflex de dernière génération en offrent la possibilité. On gagne à oublier le flash, tant sa lumière est déplaisante. Elle écrase les reliefs, efface les textures, détruit l’ambiance de l’image, assombrit l’arrière plan.

Figer le mouvement

La nuit, les mouvements brusques posent d’énormes problèmes aux appareils, qu’ils soient numériques ou argentiques. Aucun n’était jusqu’à peu capable de figer un enfant jouant au ballon sous l’éclairage d’un réverbère. En 2016, les smartphones souffrent toujours du même problème :

Samsung S7 (1 000 iso, 1/33e) | Nicolas Six / Le Monde.fr

Le fond est net, mais la danseuse est floue. Explication ? La lumière est faible. L’appareil est forcé de garder ses portes ouvertes très longtemps, pour boire suffisamment de photons, si rares à minuit. L’appareil reste ouvert 1/10e de seconde. Cela paraît extrêmement court, mais en photographie, c’est une éternité. Le pied gauche de la danseuse a le temps de parcourir cinq centimètres avant que l’appareil photo ne se referme. Voilà qui produit une traînée visuelle. Sortez un reflex professionnel et tout s’arrange :

Nikon D5 (6 400 iso, 1/400e) | Nicolas Six / Le Monde.fr

Cette image a été capturée par le Nikon D5, l’appareil photo le plus doué pour la photo nocturne. Ses portes ne sont restées ouvertes que 1/300e de seconde. Résultat, le mouvement est gelé. Cet exploit n’aurait pas été réalisable si le Nikon buvait la lumière à la vitesse d’un smartphone. Mais grâce à ses pixels très larges, il moissonne les photons à grandes brassées. Comparons les performances du D5 (7 000 euros) avec elles d’un reflex bas de gamme (300 euros). La différence est sensible : les images du petit reflex sont moins propres, et les pieds du danseur sont flous.

Reflex premier prix (3 200 iso, 1/250e) | Nicolas Six / Le Monde.fr

Avant de quitter la ville, faisons un petit détour par un skate-park plongé dans une obscurité quasi totale. Un réverbère lointain aide à distinguer les mouvements des skateurs. Tentons une photo désespérée en poussant l’appareil dans ses retranchements. Le résultat est correct, ce qui suffit à étonner. L’appareil fige le mouvement mieux que l’oeil. Malheureusement, l’électronique de l’appareil ne suit pas. L’image n’est pas nette. Pour régler la netteté, il faut prendre le contrôle de l’autofocus manuellement.

Nikon D5 (3 200 iso, 1/250e) | Nicolas Six / Le Monde.fr

Loin des réverbères

La ville lumière brille décidément trop intensément. Ses réverbères ne mettent pas en danger les appareils prêtés par Sony et Nikon. Prenons le chemin de la mer. Sur la côte, l’éclairage public est plus espacé : tous les quinze mètres. De temps en temps, une ampoule grillée crée une zone de pénombre.

Sony a7S II (32 000 iso)

Le résultat est étonnant. Sur l’écran des appareils photo, l’eau est turquoise, le ciel incandescent. L’œil, lui, voit tout en gris. L’explication est simple. Notre œil capte la lumière avec deux types de « pixels biologiques ». Les cônes, qui voient fort mal la nuit, et les bâtonnets, qui voient beaucoup mieux mais ne distinguent pas les couleurs. Dans un endroit très sombre, le monde apparaît en monochrome.

Sony a7S II (25 600 iso) | Nicolas Six / Le Monde.fr

L’appareil photo est décidément meilleur chasseur nocturne. Si l’image est trop sombre, il suffit de tourner quelques boutons pour réhausser la luminosité.

Nuit noire

Poursuivons la promenade dans un endroit plus sauvage, au bout d’un cap entouré par la mer. La plage est plongée dans une épaisse obscurité. Quelques lumières scintillent au loin. On ne voit plus ses pieds, il faut se frayer un chemin à travers les rochers à la lampe torche. Cette fois, les limites des appareils sont atteintes. Des pixels rouges apparaissent dans l’image.

Nikon D5 (65 000 iso) | Nicolas Six / Le Monde.fr

L’œil humain ne réagit pas comme en ville. Loin de toute éclairage vif, il s’habitue à l’obscurité. Au bout d’une minute, il perçoit le paysage avec plus de clarté que l’appareil photo. Les performances la machine n’évoluent pas au fil des minutes. L’œil, lui, voit de mieux en mieux. Pour le battre, il faut tricher. Poser l’appareil sur un rocher pour qu’il ne bouge pas d’un millimètre. Puis laisser ses portes ouvertes cinq secondes :

Nikon D5 (10 000 iso) | Nicolas Six / Le Monde.fr

Grâce à cette ruse, l’appareil révèle les subtilités du paysage qui échappent à l’œil. Mais cette solution n’est qu’un pis-aller. Un lointain écho d’une technique remontant aux débuts de la photographie : en 1826, pour réaliser la première héliographie, Point de vue du Gras, Nicéphore Niépce laisse son appareil ouvert pendant plusieurs jours. Cette méthode a un prix : elle élimine tout ce qui bouge dans l’image. En laissant ouvert l’appareil cinq secondes devant la mer, les vagues disparaissent, lissées par le ressac :

Nikon D5 (12 800 iso, pose de 5 secondes) | Nicolas Six / Le Monde.fr

On peut éviter la pose longue. Mais il faut pousser l’appareil dans ses retranchements. Les vagues apparaissent, mais ici aussi, un grain disgracieux envahit l’image.

Nikon D5 (20 000 iso) | Nicolas Six / Le Monde.fr

Au bout du cap, on devine une île plus qu’on ne la voit. Une grande masse sombre dont l’œil arrive à peine à cerner les contours. L’appareil photo, lui, ne la distingue pas. Ou à peine. Poussé au maximum, il produit un tableau pointilliste disgracieux. Après retouche, on devine vaguement l’échine de l’île :

Nikon D5 (200 000 iso) | Nicolas Six / Le Monde.fr

Comment capturer ce décor ? Comment voir enfin ses contours apparaître avec précision ? Il faudra, une dernière fois, poser l’appareil sur une roche et le laisser ouvert, 30 secondes cette fois. L’île se dessine enfin, et comme par magie, les nuages s’ouvrent pour dévoiler un coin de voute céleste.

En résumé

Nous vivons un moment charnière de la photographie. L’éclairage urbain suffit désormais à capturer de fort bons clichés. En ville, les meilleurs appareils photos voient un peu mieux que l’œil humain. Et c’est troublant : les rues apparaissent plus claires sur l’écran d’un reflex premium qu’à travers nos propres yeux.

Dans la nuit noire en revanche, l’œil voit toujours mieux que les meilleurs reflex, surtout lorsqu’on on lui laisse quelques minutes pour s’adapter. Pour capturer une bonne image, il reste une solution, poser l’appareil sur un trépied et photographier en « pose longue ». Mais la nuit noire n’est pas un sujet photographique qui se donne au premier venu. A minuit dans la nature, on marche à l’aveugle, on cadre au hasard, le résultat est souvent décevant.

Les appareils que nous avons testé coûtent très cher, 3 000 euros pour le Sony, 7 000 euros pour le Nikon, et 6 500 euros pour son concurrent direct, le Canon 1DX mk2, mis en vente trop tard pour figurer dans ce test. Ces tarifs les réservent aux professionnels ou aux passionnés fortunés. Comparativement aux reflex basiques, il capturent des images beaucoup plus propres, ils figent beaucoup mieux les mouvements, et se contentent de beaucoup moins de lumière. Dans dix ou vingt ans, nos smartphones prendront peut-être d’aussi bonnes images nocturnes ?