Nicole Kidman dans le rôle de Virginia Woolf, dans le film « The Hours », de Stephen Daldry (2002). | MADONNABOI

Kew Gardens. C’est le nom de jardins botaniques dans le comté du Surrey, à l’ouest de Londres. C’est aussi le titre d’une des plus étonnantes nouvelles de Virginia Woolf. Publiée en 1919 – Woolf a alors 37 ans –, elle fut reprise deux ans plus tard dans un recueil publié par la Hogarth Press – la maison d’édition fondée par Virginia avec son mari Leonard – et illustré avec des bois gravés de sa sœur, Vanessa Bell.

Le plus amusant, c’est la disposition ­d’esprit dans laquelle était Woolf juste avant sa parution, raconte la romancière et nou­velliste irlandaise Claire Keegan, auteure ­notamment du très beau recueil A travers les champs bleus (Sabine Wespieser éditeur, 2012). « Lundi 12 mai 1919, Virginia note dans son journal : “[…] le pire avec l’écriture, c’est que l’on dépend des louanges. Je suis à peu près sûre que pour cette histoire, je n’en aurai aucune et que cela m’affectera un peu”. »

Claire Keegan poursuit : « Quelques semaines plus tard, alors que Woolf et son mari rentrent de voyage, ils trouvent l’entrée de leur maison littéralement “jonchée” de bons de commande. Kew Gardens n’avait pas seulement été encensé par la presse – par le Times Literary Supplement en particulier. C’était le premier succès commercial de la Hogarth Press. A tel point que l’imprimeur a dû demander du renfort à l’extérieur pour satisfaire toutes les commandes ! »

Au ras de l’humus

« From the oval-shaped flower-bed […] » (« Depuis l’ovale du massif de fleurs »). Tels sont les premiers mots de cette nouvelle dont on dirait en effet – c’est là toute son originalité et sa hardiesse – qu’elle est racontée depuis cet endroit précis. Comme si Woolf avait planté là son chevalet, en pleine terre, et qu’elle peignait, par petites touches impressionnistes, tout ce qu’elle voyait, humait, ­entendait, ressentait.

Comme si, surtout, ce chevalet était de taille variable, grandissant ou rapetissant, un peu comme Alice chez Lewis Carroll. Tantôt grand comme un ­humain, tantôt à hauteur de fleur ou au ras de l’humus. Claire Keegan parle des « sauts athlétiques » que Woolf nous fait faire sans cesse, en nous faisant passer « des préoccupations humaines » des promeneurs qui déambulent dans le jardin, au « monde souterrain du parterre où un escargot héroïque, considérant ce qu’il y a devant lui, escalade des mottes de terre et évalue avec ses cornes la stabilité d’une feuille ».

Mais alors qu’on est en train de s’installer avec lui (l’escargot) dans un univers végétal et silencieux, nouveau saut. ­Retour aux gens qui passent. Ici, « un jeune couple qui évoque la difficulté de trouver du bon thé et comme ils ont bien fait de ne pas ­venir un vendredi parce que le vendredi, l’entrée du jardin coûte six pence… ».

Une nature « tout sauf morte »

Toutes les nouvelles de Virginia Woolf sont comme des laboratoires où s’élaborent des formes littéraires nouvelles. Une langue inédite. Claire Keegan s’émerveille de l’audace et de l’inventivité qui courent jusqu’à la fin de Kew Gardens.

« Dans la mauvaise fiction qui s’écrit parfois aujourd’hui, il y a quelque chose de statique, dit-elle. Les descriptions sont ­posées les unes à côté des autres, figées. Dans cette nouvelle, c’est tout le contraire. La nature est tout sauf morte. Il est question de ­“papillons blancs dansant les uns au-dessus des autres et de leur blanc tourbillon floconneux formant une colonne de marbre brisée au-dessus des plus hautes fleurs”. Il est question de verre, de palmiers, d’ombre et de gouttes d’eau. Et toutes ces notes sensuelles et ­rafraîchissantes s’enchaînent les unes aux autres de manière improbable. Elles coexistent, de façon heureuse ou malheureuse avec ce qui précède. Mais le plus incroyable, c’est qu’elles ­finissent par former un tout cohérent. Et, avec lui, l’une des histoires les plus merveilleuses et les plus inexplicables jamais écrites. »

« Kew Gardens and Other Short Stories » de Virginia Woolf, vol. 11, en kiosques le 25 août.