« Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ? », Bernard Stiegler (Les Liens qui Libèrent, 480 pages, 24 euros). | D.R.

L’éclair de Zeus se produit à cent millions de mètres par seconde. L’information digitale, elle, peut circuler sur les fibres optiques aux deux tiers de la vitesse de la lumière… elle est plus rapide encore que la foudre divine. C’est donc à une vitesse plus que foudroyante que la réticulation numérique pénètre, envahit et parasite nos relations sociales, avec des effets dévastateurs : elle les « neutralise et les annihile de l’intérieur, en les prenant de vitesse et en les phagocytant », écrit Bernard Stiegler dans son nouvel ouvrage, Dans la Disruption. Le philosophe s’alarme : la société automatique et réticulaire devient « le facteur planétaire d’une colossale désintégration sociale ».

L’ouvrage s’ouvre sur des exemples tragiques de ce nihilisme automatique, stérilisant et détruisant la vie sociale. Transformés en big data, les individus et les groupes sont dépossédés de leurs propres désirs et attentes. Il y a le 11 septembre bien évidemment. Mais aussi le 27 mars 2002, lorsque Richard Durn, militant écologiste, assassine huit élus du conseil municipal de Nanterre et en blesse neuf autres. Il se suicide le lendemain en se jetant par une fenêtre du commissariat de police où il était interrogé.

Trois semaines avant le massacre, Durn écrivait avoir « perdu le sentiment d’exister ». La formulation interloque le philosophe Bernard Stiegler : « les processus d’individuation psychique et collective qui caractérisent la vie de l’esprit sont lentement mais sûrement anéantis par les industries culturelles, passées au service exclusif du marché et de l’organisation de la consommation ».

Nouvelle forme de barbarie

Dans un de ses précédents ouvrages Aimer. S’aimer. Nous aimer : du 11 septembre au 21 avril, qu’il a publié en 2003, le fondateur du groupe de réflexion philosophique Ars Industrialis soulignait déjà la nécessité d’une critique des technologies et industries de l’esprit qui nous conduisent à présent vers une « explosion sociale mondiale ». Depuis, la situation n’a fait que se détériorer.

« Nous sommes aujourd’hui tout près de cette explosion », écrit-il. Pour celui qui dirige aussi l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) au centre Georges-Pompidou, la nouvelle forme de barbarie induite par la perte du sentiment d’exister « ne concerne plus seulement des individus isolés et suicidaires, qu’il s’agisse de Richard Durn ou d’Andreas Lubitz, qui précipita son appareil et ses passagers contre une montagne, comme les suicidaires du 11 septembre 2001 ». Une comparaison étonnante, qui rapproche des cas éloignés, sans s’attarder sur la différence entre terrorisme et suicide.

Mais l’auteur n’y voit pas de contradiction : dans tous les cas, c’est la démoralisation généralisée qui explique la prolifération de comportements meurtriers et suicidaires. La perte du sentiment d’exister frappe désormais des pays entiers : « le monde est devenu immonde ».

Une nouvelle expérience de la folie

Comment alors faire face à cette nouvelle expérience de la folie, qui menace de se transformer en folie généralisée ? Il s’agit d’abord de réfléchir à ce capitalisme « purement et simplement computationnel qui est la folie de notre temps ». Au XXIe siècle, nous sommes en guerre économique mondiale - « comme oligarchie des seigneurs de la guerre économique siégeant aux conseils d’administration ou comme masses de producteurs/consommateurs qui en sont les troupes ». Pour mettre un terme à l’effondrement disruptif du monde, il faut négocier des traités de paix économique fondés sur une économie de la reconstruction.

La technologie détruit-elle l'emploi ?
Durée : 06:43

Ce qui suppose, dans un environnement déprimé, de réapprendre à rêver, de s’autoriser à concevoir un rêve « noétique », c’est-à-dire qui aspire au développement d’une nouvelle économique politique où le temps gagné par les gains de productivité issus de l’automatisation est mis au service d’une production d’une valeur durable. Il s’agit bien d’un rêve, puisqu’il n’a aucune chance de se réaliser, postule Bernard Stiegler. Avant de s’autoriser un moment d’espoir : « il se réalise parfois cependant, dès lors qu’il est capable de devenir un désir et un désir partagé ».

Le philosophe recommande alors, dans les dernières lignes de son ouvrage, la lecture de la tribune publiée par Pierre Jacquemain après sa démission du cabinet Myriam El Khomri en raison de leur désaccord concernant la loi sur le droit du travail. Une tribune qui ne parle de rien d’autre que ce qui a fait la chair de l’ouvrage : « pour faire de la politique, il faut rêver ».

« Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ? », Bernard Stiegler (Les Liens qui Libèrent, 480 pages, 24 euros).