Paris, 20 mai 2016, ministère de l'écologie. Barbara Pompili, secrétaire d'État à la Biodiversité. | Tristan Reynaud pour LE MONDE

Par Gilles J. Martin, professeur émérite à l’université Nice-Sophia Antipolis et à Sciences po Paris

Chacun souligne combien il est difficile de réformer dans notre pays. Une nouvelle illustration vient d’en être donnée à propos de l’obligation réelle environnementale, dispositif introduit à grand-peine dans le projet de loi « biodiversité » et qui, au fil du débat parlementaire, a été totalement vidé de sa substance sous des influences diverses et pour complaire aux différents intérêts catégoriels qui se sont opposés à cette innovation. La façon dont les choses ont été conduites, les positions adoptées par les uns et par les autres, comme le résultat obtenu jusqu’ici, font de cette question un cas d’école pour mettre en évidence certains maux dont souffre notre pays.

De quoi s’agit-il ? L’obligation réelle environnementale (ORE) est un dispositif permettant à un propriétaire qui le souhaite de faire peser sur son bien, pour une période qu’il déterminera, des obligations actives et passives, librement définies dans le contrat, au profit d’une collectivité ou d’un établissement publics ou encore d’une personne morale de droit privé agissant pour la protection de l’environnement.

Les obligations acceptées ont « pour finalité le maintien, la conservation, la gestion ou la restauration d’éléments de la biodiversité ou de fonctions écologiques ». Des dispositifs similaires existent depuis des décennies dans les pays anglo-saxons (Grande Bretagne, États-Unis, Australie), comme en Hollande ou en Suisse, par exemple, sans faire naître la moindre difficulté. La France serait-elle plus frileuse et plus rétive aux innovations que ces pays ? L’insertion de ce dispositif dans notre droit a été proposée à trois reprises déjà en 1997, 2004 et 2008, et s’est régulièrement heurtée à des hésitations ou à des inerties non justifiées. Conservatisme de certains juristes, qui regardent d’un œil suspicieux cette innovation dont ils craignent qu’elle introduise un coin dans le droit traditionnel des servitudes, désintérêt des ONG françaises pour la mesure, alors même qu’elle est régulièrement utilisée de façon très pragmatique par les ONG anglo-saxonnes, opposition de tous ceux qui entendent conserver la libre exploitation de la biodiversité à leur profit.

Le projet de loi biodiversité permettait enfin de dépasser ces blocages. C’était sans compter sur les débats parlementaires qui ont à nouveau permis à certains conservatismes de se manifester avec force. Pour rassurer la profession agricole - et c’était légitime -, il avait été inscrit dans le texte qu’un propriétaire ne pourrait pas consentir d’ORE sans l’accord express de l’exploitant titulaire d’un bail rural.

Lors du débat en deuxième lecture devant l’Assemblée nationale, contre l’avis du gouvernement et du rapporteur de la loi, les députés ont ajouté qu’il lui faudrait également obtenir l’autorisation de tous « les autres détenteurs de droits et d’usages ». Le Sénat vient de reprendre la même solution en substituant aux termes retenus par l’Assemblée nationale l’obligation pour le propriétaire d’obtenir « l’accord préalable et écrit de tout preneur à bail, en particulier pour les baux ruraux, de pêche ou de chasse » et en ajoutant qu’il doit également demander « l’accord préalable et écrit de la commune… ou de l’association communale de chasse agréée lorsque le propriétaire y a adhéré ».

La nouvelle rédaction a pour seul mérite de bien identifier ceux qui tenteront de s’opposer à l’institution d’une telle obligation réelle ! Car bien évidemment, l’ajout de ces dispositions aurait pour résultat de rendre impossible la mise en œuvre de cette nouvelle mesure de protection… et tel est sans doute le but recherché.

Il est proprement stupéfiant qu’en 2016, un particulier n’ait pas la liberté de donner à son terrain, avec l’accord de son preneur à bail rural, une destination environnementale, en consentant une obligation réelle environnementale à une Commune, un Conservatoire d’espaces naturels ou une association de protection de l’environnement ! Le conservatisme et la résistance aux innovations atteignent ici leur apogée, puisqu’ils parviennent même à empêcher le droit de propriété de s’exprimer ! Si la loi était votée en l’état, elle interdirait donc à un particulier souhaitant gérer son terrain de façon favorable à l’environnement de le faire. Le projet de loi ne vise-t-il pas « la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages » ? Tel qu’il est aujourd’hui rédigé, l’article en question est en totale contradiction avec cet objectif.

Le Sénat a déjà fait œuvre utile, lors de sa première lecture du projet de loi, en refusant la réforme des sites inscrits qui aurait conduit à leur suppression et en introduisant dans le texte la réparation du préjudice écologique. Il a également accepté, en deuxième lecture, que les communes puissent exonérer de la taxe foncière sur les propriétés non bâties les propriétaires ayant conclu une obligation réelle environnementale. Il ne reste plus à espérer que, lors des derniers arbitrages, les parlementaires prendront conscience qu’au-delà des enjeux concrets qui s’attachent à la mesure (permettre à chacun de s’investir dans la protection de la biodiversité), c’est la liberté pour un propriétaire d’user de son bien dans un but d’intérêt général qui est en cause.

Ils auront ainsi l’occasion de montrer, en revenant à la rédaction initiale, qu’ils font primer l’intérêt général sur des intérêts catégoriels en permettant cette innovation juridique modeste mais utile, tout en protégeant le droit de propriété auquel ils sont légitimement attachés.

Ont accepté de cosigner ce texte : Philippe Billet (professeur agrégé de droit public, université Jean Moulin-Lyon III), Mathilde Boutonnet (maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille), François Collart Dutilleul (professeur à l’université de Nantes), Jérôme Fromageau (doyen honoraire de la Faculté Jean Monnet de l’université de Paris), Mustapha Mekki (professeur à l’université Paris 13 Sorbonne Paris Cité), Laurent Neyret (professeur à l’université Saint Quentin-Versailles), Michel Prieur (professeur émérite à l’université de Limoges), Raphaël Romi (professeur agrégé de droit public) et Jean Untermaïer (professeur émérite à l’Université Jean Moulin-Lyon III).