Reconstitution d’« Homo floresiensis » par l’Atelier Elisabeth Daynes. | Kinez Riza

C’est une belle victoire, posthume, pour le paléoanthropologue australien Michael Morwood. Mort en 2013, il est le principal signataire de deux articles publiés, jeudi 9 juin, dans la revue Nature, qui lui donnent raison : l’homme de Flores, alias « le hobbit », qu’il avait découvert en 2003 dans une grotte de cette île indonésienne, n’était pas un Homo sapiens nain, atteint de microcéphalie ou d’autres pathologies pouvant expliquer la taille réduite de son crâne. Ce petit homme d’à peine plus d’un mètre de haut appartenait bien, comme il en était persuadé, à une espèce à part entière. Elle a subsisté dans l’île pendant plusieurs centaines de milliers d’années – jusqu’à sa disparition il y a environ 50 000 ans.

Les travaux publiés dans Nature présentent en effet de nouveaux restes fossiles – un fragment de mâchoire inférieure droite et six dents – retrouvés fin 2014 sur un autre site et datant de 700 000 ans. Ils montrent qu’une humanité de petite taille (au surnom emprunté aux personnages des romans de Tolkien) était déjà présente sur place alors qu’Homo sapiens n’avait pas encore vu le jour en Afrique !

« La paléo-anthropologie est à nouveau confrontée à un chamboulement majeur »

Gerrit van den Bergh (Université de Wollongong, Australie), qui a dirigé ces fouilles dans le lit d’une ancienne rivière, sur le site de Mata Menge, avait choisi avec Michael Morwood les couches sédimentaires qui étaient le plus susceptibles de livrer des restes d’homininés. « Mon seul regret est que Mike n’ait pas vécu pour partager l’expérience et l’excitation de la découverte de ces nouveaux fossiles. Nous savions tous deux qu’ils devaient être là, dit-il. Je pense qu’il aurait apprécié le fait que la paléo-anthropologie soit à nouveau confrontée à un chamboulement majeur. »

Les signataires des articles de Nature se gardent par prudence d’attribuer les nouveaux fossiles à une espèce particulière, notamment à Homo floresiensis, mais tout leur argumentaire conduit à cette conclusion. « Tous ces fossiles sont indiscutablement des homininés et sont remarquablement similaires à Homo floresiensis, indique Yousuke Kaifu (Muséum national des sciences et de la nature de Tokyo), qui les a comparés à une vaste collection de fossiles et de squelettes humains modernes. La morphologie des dents suggère aussi que cette lignée humaine représente une descendance naine d’Homo erectus qui, d’une façon ou d’une autre, se sont trouvés isolés sur l’île de Flores. »

Fragment de mâchoire inférieure droite. | Kinez Riza

Ce qui surprend le plus les chercheurs, c’est que la nouvelle mandibule est encore plus petite que celles retrouvées depuis 2003 dans la grotte de Ling Bua, distante de 74 km. Cela implique que la réduction de taille est survenue très tôt dans l’histoire de cette lignée. En effet, les outils les plus anciens retrouvés à ce jour dans l’île de Flores datent d’un million d’années, et sont généralement attribués à des Homo erectus, présents en Asie à cette période, et de stature plus importante (un peu plus de 1,50 m de haut). La diminution de taille serait donc intervenue dans les premiers 300 000 ans de l’occupation de l’île.

Chasse aux stégodons nains

Si l’homme de Flores est le premier exemple de nanisme insulaire affectant une espèce humaine, le phénomène est bien connu pour de nombreux autres animaux. « Ce mécanisme de variation de taille va dans les deux sens, explique le paléoanthropologue Antoine Balzeau (Muséum national d’histoire naturelle) : dans les îles, où il y a moins de nourriture disponible, les gros carnivores ont tendance à disparaître. Les proies des petits carnivores grandissent pour leur échapper, et les gros animaux rapetissent pour faire face à la restriction alimentaire. » Cette sélection de la taille par l’appétit des uns et des autres fait que l’on retrouve des éléphants nains fossiles dans des îles méditerranéennes, par exemple. Il n’a fallu que six millénaires aux cerfs rouges de Jersey pour voir leur taille réduite par six par rapport à la population ancestrale. Et à Flores même, Homo floresiensis et ses ancêtres devaient chasser des stégodons nains, des cousins de l’éléphant. Et on a retrouvé dans la grotte des hobbits des restes fossiles de marabout géant.

Vue aérienne du site de Mata Menge, sur l’île de Flores (Indonésie), où de nouveaux fossiles d’humains de petite taille, vieux de 700000 ans, ont été trouvés. | Kinez Riza

Pour Jean-Jacques Hublin (Institut Max Planck d’anthropologie évolutionnaire de Leipzig), qui avait un temps douté de l’humanité d’Homo floresiensis, celui-ci « est très certainement le descendant d’Homo erectus qui ont atteint l’île de Flores il y a plus d’un million d’années. Il y a 700 000 ans, et très probablement bien avant, les effets du nanisme insulaire se sont fait sentir sur ces populations isolées. C’est un cas unique au sein des primates. Homo floresiensis semble avoir ensuite relativement peu évolué du point de vue de la taille comme de celui de ses productions lithiques. »

« Imaginer qu’un homme récent ait pu à ce point être influencé par son environnement était contraire à notre vision de “sapiens” comme maître du monde. »

Antoine Balzeau partage cette analyse : « Penser qu’ils descendent d’Homo erectus et non d’Homo habilis, qu’on ne connaît qu’en Afrique, est l’hypothèse la plus parcimonieuse. Ce second site, très ancien, donne une perspective de 700 000 ans, beaucoup de profondeur à la découverte de cette lignée. » Si le hobbit a engendré tant de scepticisme de la part d’une frange de la communauté scientifique, qui a voulu à toute force voir en lui une anomalie médicale plutôt qu’une nouvelle espèce, c’est aussi pour des raisons culturelles, analyse-t-il : « Imaginer qu’un homme récent ait pu à ce point être influencé par son environnement était contraire à notre vision de sapiens comme maître du monde. L’idée que la taille du cerveau conditionne l’intelligence a aussi joué, certains jugeant impossible qu’il ait pu fabriquer des outils. » De nouvelles analyses montrent pourtant que la petite taille encéphalique d’Homo floresiensis s’inscrit dans la variabilité intra-espèce observée chez d’autres animaux. Et les articles « pathologisant » l’homme de Flores ne résistaient guère à l’analyse. Antoine Balzeau avait ainsi montré en février, avec le légiste Philippe Charlier, que la morphologie interne de son crâne ne montrait aucune des anomalies connues chez Homo sapiens. Le 8 juin, dans PLOS ONE, c’est la thèse de la trisomie 21 qui est battue en brèche.

L’origine de ces petits hommes garde pourtant encore une part de mystère. « Reste à savoir par quels moyens Homo erectus est arrivé jusqu’à Flores en compagnie d’un petit nombre d’autres espèces de vertébrés », s’interroge Jean-Jacques Hublin. La fin de l’histoire semble moins énigmatique : on perd la trace du hobbit au moment où Homo sapiens arrive dans la région, il y a environ 50 000 ans. Le Lilliputien n’a pas survécu à ce Goliath…