Un hélicoptère vole bas dans le ciel, menaçant. Suzan n’est pas sereine. « La police n’est pas là pour nous protéger, explique la jeune femme. On est paisibles. Mais, à tout moment, il peut nous attaquer. »

Le 1er juin est pourtant jour de fête dans le pays : Madaraka Day, c’est l’anniversaire de l’autogouvernance, proclamée il y a cinquante-trois ans et précédant de six mois l’indépendance du pays. Suzan, suivant l’appel des dirigeants de l’opposition, a choisi de passer les célébrations à Uhuru Park, au cœur de Nairobi. Bien loin du président Uhuru Kenyatta, qui officiait lui depuis Nakuru, à 150 km de la capitale.

Pari réussi à Uhuru Park : la foule était impressionnante, forte de plusieurs milliers de personnes, dressées sous le soleil et les flamboyants en fleur. On a sorti les vuvuzelas, les manifestants portent en l’air des objets divers : vélos, poules, branches d’arbre, mais aussi beaucoup d’oranges, symboles de l’Orange Democratic Movement (ODM), principal parti de l’opposition.

« Petit agenda égoïste »

Alentour, la police fouille tranquillement, matraque baissée. Pas de quoi rassurer Suzan. Depuis près d’un mois, les affrontements entre opposants et forces de sécurité sont constants au Kenya. Le 16 mai, l’opposition a été brutalement dispersée lors d’un rassemblement organisé dans le centre-ville de Nairobi et interdit par la justice. Au gaz et aux jets d’eau ont succédé les coups. Une vidéo, diffusée sur les réseaux sociaux, a fait le tour du monde, montrant plusieurs policiers s’acharnant à coups de pied et matraque sur un manifestant inanimé au sol.

Kenya : un manifestant roué de coups par la police
Durée : 00:49

Les violences ont gagné le reste du pays. A l’ouest, bastion de l’opposition, trois personnes sont mortes, dont deux tuées par balles par la police. Principale cible de l’opposition : la commission électorale (IEBC), chargée de vérifier le résultat des élections prévues en août 2017 et embourbée dans de sordides affaires de corruption et soupçonnée de partialité.

« Il n’y aura pas d’élections en 2017 tant que les commissaires ne seront pas partis ! », a proclamé Raila Odinga, chef de l’ODM, à Uhuru Park, costume blanc immaculé sur les épaules et chasse-mouches à la main. L’opposition attaque aussi la Cour suprême, ultime recours en cas de désaccord sur les résultats de la future élection. Autrefois respectée, l’institution est aujourd’hui frappée par des scandales de corruption.

Dans son discours, à Nakuru, Uhuru Kenyatta a mis en garde et dénoncé le « petit agenda égoïste » de l’opposition. Son vice-président, William Ruto, a appelé Raila Odinga à « ne pas continuer à tourmenter le pays avec ses manifestations » et prévenu que rien ne se réglerait « dans les nuages des gaz ».

Mais dans la politique au Kenya, rien ou presque n’est tout à fait irréconciliable. Raila Odinga, qui qualifiait ces dernières semaines le gouvernement d’« Etat policier », a mis de l’eau dans son vin. Mardi, s’échappant précipitamment d’un enterrement, le chef de l’opposition est accouru au palais présidentiel, sourire aux lèvres, blaguant et buvant avec le président Kenyatta, devenu soudainement très fréquentable. Les deux dirigeants ont accepté d’ouvrir des discussions afin de former une nouvelle commission électorale. Le tout sous le regard amusé et un peu interloqué de la présidente sud-coréenne Park Geun-hye, en visite d’Etat à Nairobi.

Tango bien contrôlé

« Les politiques jouent avec nos cerveaux de citoyens !, s’énerve Magy, venue au rassemblement de l’opposition. Un jour, on nous demande de nous battre jusqu’au bout. Et le lendemain, on se rend compte qu’ils trinquent ensemble ! » C’est que les deux animaux politiques se connaissent bien et dansent un tango bien contrôlé. En quinze ans, tous deux ont été successivement alliés, membres du même gouvernement, puis adversaires. Leurs parents respectifs, Jomo Kenyatta et Jaramogi Oginga Odinga, sont aussi les pères de l’indépendance, premier président et vice-président du pays, célébrant ensemble le premier Madaraka Day, avant de devenir de farouches opposants.

Derrière les bisbilles politiques, chacun, à Uhuru Park, craint une répétition des violences inter-ethniques de 2007, qui avaient fait 1 200 morts. « On a tous cette peur au fond de nous », frissonne Victor, gardien pour une société de sécurité. Au rassemblement de l’opposition, on entend surtout des chants luo et luhya, principales ethnies de l’ouest du pays, formant le cœur de l’opposition, contre un pouvoir kikuyu et kalenjin représentés respectivement par M. Kenyatta et M. Ruto. Roy, étudiant luo en droit à l’université de Nairobi, est pourtant venu à Uhuru Park avec sa copine, d’ethnie kikuyu. « Je n’ai rien contre eux, vous voyez bien ! », explique-t-il tout sourire. Celle-ci, mal à l’aise, s’éclipse rapidement et refuse de répondre aux journalistes. « C’est aussi une lutte tribale, admet-t-il. Toutes les ressources et tout le pouvoir vont à deux tribus. »

Agé de 71 ans, candidat déjà par trois fois à la présidentielle, Raila Odinga n’ignore pas que 2017 sera sa dernière chance. Sans commission électorale ni Cour suprême dignes de ce nom, il ne restera que la rue pour faire valoir ses droits. « On ira jusqu’au bout. Et ça pourrait être violent ! », s’emporte Andrew. A Uhuru Park, un chef de la police a annoncé avoir arrêté onze personnes qui auraient tenté de faire entrer des machettes dans le parc. En fin de journée, c’est à coups de gaz lacrymogènes que les forces de sécurité ont dispersé la foule. La fête avait assez duré.