Derrière le comptoir de son alimentation générale de la rue Caisserie (1er), Sabrina Agueni n’en revient pas. Quand on lui apprend que sa petite épicerie, qu’elle tient depuis vingt ans, fait partie des établissements qui, depuis midi ce mardi 14 juin, n’ont plus le droit de vendre de l’alcool à emporter à Marseille, elle s’insurge. « Mais je suis très loin du stade et très loin du Vieux-Port… s’étonne-t-elle. Samedi, j’ai vendu un peu plus d’alcool que d’habitude, mais pas tant que ça. Et le quartier a été très calme ». « Je trouve cela injuste, poursuit-elle. Ici, il n’y a pas eu la moindre agression. »

Sabrina Agueni a affiché le calendrier de l’Euro 2016 sur sa porte. « On attend cela depuis deux ans… On a du mal à joindre les deux bouts. Mes clients sont des habitués. Je ne vais pas dire à quelqu’un qui me fait la bise en entrant : “Aujourd’hui, je ne te vends pas de bière”. » « Je leur dirai juste de faire attention à la caméra en sortant », conclut-elle, en désignant la vidéosurveillance qui surplombe sa façade.

Un homme s’apprête à lancer une bouteille de bière avant le début du match entre l’Angleterre et la Russie, à Marseille, le 11 juin. | JEAN CHRISTOPHE MAGNENET / AFP

Au lendemain des très violents incidents du match Angleterre-Russie, samedi 11 juin (35 blessés dont quatre graves), le préfet de police des Bouches-du-Rhône s’interrogeait sur l’intérêt d’une telle mesure. Lundi, suivant les consignes données par le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, il a pris plusieurs arrêtés interdisant la vente d’alcool à emporter à Marseille autour des cinq prochaines rencontres de l’Euro 2016. Et ce, dès la veille à midi.

Périmètre tracé à grands traits

Le périmètre de ces interdictions semble avoir été tracé à grands traits, dans l’urgence des décisions. Des rues où les batailles rangées ont fait rage samedi sont oubliées. D’autres artères, restées à l’écart des troubles, comme la chic rue Paradis, y figurent. Trois grandes zones sont définies : le quartier du stade Vélodrome dans le 8e arrondissement, celui de la « fan-zone », au bord des plages du Prado (8e), et le centre-ville autour des quais du Vieux-Port où, de jeudi à samedi, les bouteilles de bière ont servi de projectiles, le plus souvent à destination des forces de l’ordre.

« Cette interdiction était nécessaire mais elle ne va pas tout résoudre, souffle Frédéric Jeanjean, patron de la brasserie des Templiers et secrétaire général adjoint de l’UMIH 13, un syndicat d’hôteliers et de restaurateurs. Les supporters anglais ont bu sur les terrasses des bars, acheté dans les supermarchés du quartier, mais ils avaient aussi fait le plein avant d’arriver. » « On les a tous vus sortir des packs de bières des soutes des cars, des coffres des voitures ou des camping-cars », poursuit ce conseiller municipal Les Républicains.

« Cette interdiction était nécessaire mais elle ne va pas tout résoudre. »

Fan de rugby qui « n’aime guère le football », il a affiché l’arrêté préfectoral dès réception. « Parce que je fais aussi cave à bières », explique-t-il. Comme ses collègues du Vieux-Port, « profondément choqués », dit-il, par les événements, il peut, lui, continuer à vendre de l’alcool. « Mais seulement dans des verres en plastique comme ce dernier week-end, détaille-t-il. Et tout le monde a respecté ça. »

En face de sa brasserie, les Galeries Lafayette s’ouvrent, elles, sur une galerie de produits alimentaires. Les packs de bière locale – La Cagole de Marseille – ont été disposés pile sur le chemin des clients. Mais sur les cartons, s’étalent en évidence les photocopies plastifiées des arrêtés préfectoraux du jour. En français et en anglais. « On vient de les installer, explique un vigile, qui surveille les piles du coin de l’œil. C’est normal. Samedi, on a beaucoup vendu, mais ça a beaucoup cassé là devant. Il y avait du verre partout. »

A la terrasse voisine, Michel-Philippe, un habitant du quartier, philosophe en lisant le journal : « Dès jeudi, mon Monoprix sur la Canebière faisait des promotions sur les packs de bière. Un payé, un offert… Il ne faut pas s’étonner des dégâts après ». Pas concerné par le périmètre d’interdiction, le « city-market » en question continue ses promotions.

« Ces hooligans n’avaient rien bu »

A la caisse de son magasin Spar, Mathieu Perraud, lui, enrage. Sa supérette donne sur le cours Estienne-d’Orves, où plus de deux cents supporters russes ont attaqué, samedi, des fans anglais. « Ces hooligans n’avaient rien bu. Ils étaient là pour se battre, et je ne vois pas ce que cela aurait changé qu’on ne vende pas de bières, bouillonne-t-il. Il faut différencier alcoolémie ambiante et violence ».

S’il reconnaît « une part de responsabilité » dans l’utilisation, par certains fans anglais et quelques Marseillais, de bouteilles en verre comme projectiles, il refuse les arrêtés préfectoraux qui, dit-il, font de lui « un coupable ». « On bosse, on embauche des gens, on prépare des stocks et, là, en plein milieu de l’Euro, on nous dit de tout arrêter ? Il suffisait de me prévenir avant, j’aurais vendu des canettes… Une fois bues, elles ne peuvent pas servir de projectiles. »

Ce week-end, le Spar du Vieux-Port a vendu « quatre cents fois plus de bières que d’habitude ». « Lundi, j’ai passé la même commande pour achalander mes rayons, s’étrangle encore Mathieu Perraud. Un arrêté pareil, c’était impensable pour moi ». Alors qu’un Anglais, resté à Marseille, vient lui demander du gel pour les cheveux, le gérant s’enflamme : « Il faudra me mettre trois policiers dans la boutique pour que j’arrête de vendre des bières… ». Calmé, il concède : « Je vais dire aux supporters que je ne peux pas leur vendre d’alcool. Mais dès qu’ils s’énerveront, je leur laisserai prendre ce qu’ils veulent. On ne peut pas nous demander de suppléer à des autorités qui n’arrivent pas à faire respecter l’ordre. »